Par ailleurs, se détacher de tout ou presque tout, renoncer à tout ou presque tout, signifie-t-il que l'on est désormais de "nulle part", que l'on ne répond plus de rien et d'aucun nom ?
Et puis, qu'est-ce donc que la liberté si l'on ne peut vraiment pas rompre avec cet accident qu'est le fait d'être né quelque part — la relation de chair et d'os, la double loi du sol et du sang ?
Comment se fait-il que cet accident signe de manière aussi irrévocable qui nous sommes, comment nous sommes perçus et pour qui les autres nous prennent ? Pourquoi détermine-t-il de façon aussi décisive ce à quoi nous avons droit, puis le reste — la somme des preuves, documents et justifications qu'il nous faut chaque fois fournir pour espérer avoir quoi que ce soit, à commencer par le droit d'exister, le droit d'être là où la vie finalement nous conduit, en passant par celui de circuler librement ?
Traverser le monde, prendre la mesure de l'accident que représente notre lieu de naissance et son pesant d'arbitraire et de contrainte, épouser l'irréversible flux qu'est le temps de la vie et de l'existence, apprendre à assumer notre statut de passant en tant que ceci est peut-être la condition en dernière instance de notre humanité, le socle à partir duquel nous créons la culture — telles sont peut-être, finalement, les questions les plus intraitables de notre époque ; celles que nous aura léguées Fanon dans sa pharmacie, la pharmacie du passant.
De fait, peu de termes sont repus d'autant de significations que celui de "passant".
Et d'abord ce mot en renferme plusieurs autres, à commencer par "pas" — à la fois instance négative (ce qui n'est pas ou n'existe pas encore, ou n'existe que par son absence) et rythme, cadence, voire vitesse, le long d'une course ou d'une marche, d'un déplacement, ce qui est (en) mouvement. Puis il y a, comme à revers, "passé" — le passé non pas comme trace de ce qui a déjà eu lieu, mais le passé en train d'advenir, tel qu'on peut le saisir là, au moment de l'effraction, dans l'acte même par lequel il advient, à l'instant même où, surgissant comme par la fente il s'efforce de naître à l'événement, de devenir événement.
Puis il y a le "passant", cette figure de l'"ailleurs" puisque le passant ne passe que parce que, précisément, venant d'un autre lieu, il est en route vers d'autres cieux. Il est de "passage" — et donc nous enjoint à l'accueillir, du moins momentanément.
Mais il y aussi "passeur", et, davantage encore, "passage" et "passager". Le passant serait-il donc tout cela à la fois, le véhicule, le pont ou la passerelle, les bordages qui recouvrent la rangée des barrots dans un navire, celui qui, ayant ses racines ailleurs, est de passage quelque part où il réside temporairement, quitte à rentrer chez soi le moment venu ? Qu'adviendrait-il cependant s'il ne revenait point et si, d'aventure, il poursuivait sa route, allant d'un lieu à un autre, revenant sur ses pas au besoin, mais toujours à la périphérie de son lieu natal, sans pour autant se réclamer du "réfugié" ou du "migrant", et encore moins du "citoyen", ou de l'autochtone — l'homme de souche ?
En évoquant au sujet de notre époque la figure du passant, le caractère fugitif de la vie, l'on ne fait l'éloge ni de l'exil et du refuge, ni de la fuite, ni du nomadisme.
L'on ne célèbre pas non plus un monde bohème et sans racines.
Dans les conditions actuelles, un tel monde n'existe simplement point. L'on essaie par contre de convoquer, comme on a tenté de le faire au long de cet essai, la figure d'un homme qui s'efforça d'arpenter un chemin escarpé — qui s'en alla, quitta son pays, vécut ailleurs, à l'étranger, dans des lieux dont il fit une authentique demeure, liant ce faisant son sort à celui de ceux qui l'accueillirent et reconnurent en son visage le leur propre, celui d'une humanité à venir.
Devenir-homme-dans-le-monde n'est ni une question de naissance ni une question d'origine ou de race.
C'est une affaire de trajet, de circulation et de transfiguration.
Le projet de transfiguration exige du sujet qu'il embrasse consciemment la part morcelée de sa propre vie ; qu'il s'oblige à des détours et à des rapprochements parfois improbables ; qu'il opère dans les interstices s'il tient à donner une expression commune à des choses que d'habitude nous dissocions. Fanon se glissa dans chacun de ces lieux non sans une réserve de distance et d'étonnement dans le but d'assumer pleinement la cartographie instable et mouvante dans laquelle il se retrouva. Il appelait "lieu" toute expérience de rencontre avec les autres qui ouvre la voie à la prise de conscience de soi non pas nécessairement comme individu singulier, mais en tant qu'éclat séminal d'une humanité plus large, aux prises avec la fatalité d'un temps qui ne s'arrête jamais, dont l'attribut principal est de s'écouler — le passage par excellence.
Mais l'on ne peut guère habiter un lieu sans se laisser habiter par celui-ci. Habiter un lieu n'est cependant pas la même chose qu'appartenir à ce lieu. La naissance dans son pays d'origine relève d'un accident qui ne dédouane cependant le sujet d'aucune responsabilité.
Au demeurant, de secret la naissance en tant que telle n'en recèle guère. Tout ce qu'elle offre, c'est la fiction d'un monde qui est passé malgré toutes nos tentatives de la rattacher à tout ce que nous vénérons — la coutume, la culture, la tradition, les rituels, l'ensemble des masques dont nous sommes chacun affublés.
À la limite n'appartenir à aucun lieu en propre, tel est le "propre de l'homme", puisque ce dernier, un composé d'autres vivants et d'autres espèces, appartient à tous les lieux ensemble.
Apprendre à passer constamment d'un lieu à l'autre, tel devrait donc être son projet puisque telle est, de toutes les façons, sa destinée.
Mais passer d'un lieu à l'autre, c'est aussi tisser avec chacun d'eux un double rapport de solidarité et de détachement. Cette expérience de présence et d'écart, de solidarité et de détachement, mais jamais d'indifférence — appelons-la l'éthique du passant.
C'est une éthique qui dit que ce n'est qu'en s'écartant d'un lieu qu'on peut mieux le nommer et mieux l'habiter.
Pouvoir séjourner et circuler librement n'en constituent-ils pas des conditions sine qua non du partage du monde, ou encore de ce qu'Édouard Glissant avait appelé la "relation mondiale"? À quoi pourrait ressembler la personne humaine par-delà l'accident de la naissance, de la nationalité et de la citoyenneté ?
L'on aurait voulu répondre de façon exhaustive à toutes ces interrogations. Qu'il suffise d'observer que la pensée qui vient sera, de nécessité, une pensée du passage, de la traversée et de la circulation. Ce sera une pensée de la vie qui s'écoule ; de la vie qui passe et que nous nous efforçons de traduire en événement. Ce sera une pensée non de l'excès, mais de l'excédent, c'est-à-dire de ce qui, parce que sans prix, doit échapper au sacrifice, à la dépense et à la perte.

Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 175-178.