J'ai toujours considéré comme, au moins, exagérée la distinction que l'on fait entre la pensée et la sensation. Il ne s'agit là que d'une distinction de détail, qui a été élevée au rang de caractéristique centrale de la nature humaine. Toute expérience, qu'elle soit majeure ou mineure, implique la sensation. Toute pensée implique la sensation — et celle-ci se fonde dans l'expérience, qui implique une pensée. L'émotion, ou la sensation, n'est que le rappel de l'expérience, dont une partie participe de la pensée, nécessairement rapide, afin que nous puissions agir avec rapidité. Ce n'est pas irrationnel, c'est en fait pratiquement le contraire. La pensée n'est pas absolue, isolée, ni uniquement logique ; elle puise constamment dans cette réserve d'expérience qu'est la sensation. Si tel n'était pas le cas, jamais nous ne pourrions parcourir le chemin de A jusqu'à Z, nous n'atteindrions que C, dans le mesure où il nous faudrait continuellement re-vérifier B. La vie est courte, un peu de vitesse est nécessaire. Si la nature de l'art et celle de l'homme sont bien semblables, et s'il n'existe pas de clivage entre la pensée et la sensation, l'art devient un moyen de connaissance au même titre que l'expérience. Et l'art n'est pas inférieur à la totalité de notre expérience.
J'ai toujours détesté que l'on sépare la forme et le fond ; et jamais je n'ai su quoi répondre lorsqu'on me demandait : "Quel est le sens de cette œuvre ?" et "Qu'est ce que cela veut dire ?" Il m'est apparu récemment que cette distinction irréaliste et inutile entre le fond et la forme n'est qu'un aspect de la division plus globale qu'on opère entre la pensée et la sensation. Cette dichotomie entre le fond et la forme ne s'accorde ni avec le processus interactif qui sous-tend le développement de l'œuvre d'art, ni avec l'expérience de la vision que peut avoir l'observateur. Elle conduit aux mêmes conceptions absurdes que la scission entre la pensée et la sensation. Ces deux moitiés d'un tout perdent leur signification et leur fonction lorsqu'on les considère séparément. Nulle forme ne peut être forme si elle ne possède une signification, une qualité, si elle n'éveille une sensation. Nous ressentons une sensation même face à un rocher, face à n'importe quoi. Il est contradictoire de tenter de créer une forme dépourvue de signification. Il est tout aussi impossible d'exprimer un sentiment sans l'intermédiaire d'une forme, car ce sentiment ne pourrait alors ni s'exprimer ni être vu. L'incarnation dans une forme est le but vers lequel tend l'art, c'est la façon même dont il se fait, et pour beaucoup cela signifie créer quelque chose à partir de rien. Tout cela se produit de concert, coexiste, et ne peut se diviser sous le simple effet d'une dichotomie absurde.
Donald Judd, Conférence au Département d'art et d'architecture, Yale University, 20 septembre 1983, in Écrits 1963-1990, trad. Annie Perez, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1991, p. 93-94.