De ce point de vue, après avoir rapproché des formations linguistiques les procès cheminatoires, on peut les rabattre du côté des figurations oniriques, ou du moins déceler sur cet autre bord ce qui dans une pratique de l'espace est indissociable du lieu rêvé. Marcher, c'est manquer de lieu. C'est le procès indéfini d'être absent et en quête d'un propre. L'errance que multiplie et rassemble la ville en fait une immense expérience sociale de la privation de lieu — une expérience, il est vrai, effritée en déportations innombrables et infimes (déplacements et marches), compensée par les relations et les croisements de ces exodes qui sont entrelacs, créant un tissu urbain, et placée sous le signe de ce qui devrait être, enfin, le lieu, mais n'est qu'un nom, la Ville. L'identité fournie par ce lieu est d'autant plus symbolique (nommée) que, malgré l'inégalité des titres et des profits entre citadins, il y a là seulement un pullulement de passants, un réseau de demeures empruntées par une circulation, un piétinement à travers les semblants du propre, un univers de locations hantées par un non-lieu ou par des lieux rêvés.
Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, folio essais Gallimard, 1990, p. 155-156.