On ne saurait donc se mouvoir qu'avec un but, un axe, un cap, une idée fixe en tête, sinon mieux vaut rester derrière ses fenêtres. Or la seule suite dans les idées de Gluck ayant toujours été les ponts, ce fut le projet d'aller les voir qui l'avait mis en route. Fort de son expérience, ayant lu tous les livres, il avait ainsi décidé de visiter la plus grande quantité possible d'ouvrages d'art existant dans le monde, voire idéalement tous mais ce serait difficile. Les ponts, mais aussi bien sûr tout ce qui les entoure et qu'ils surplombent : sachant que le modèle et le style d'un pont varient selon la nature de l'obstacle qu'il doit franchir, l'examen de cet obstacle et des ses environs devrait faire partie de l'exploration.
Il procédait ainsi. Il arrivait sur un site sans jamais s'occuper d'éventuels attraits touristiques et filait droit vers l'objectif. Il le mettait en fiches et le photographiait sous tous ses angles, examinait par le détail de son cadre, les points qu'il reliait, l'espace qu'il enjambait, il le franchissait dans les deux sens et repartait, cela fit bientôt trois ans que cela durait. Ses voyages vers les ponts l'avaient amené partout où il s'en trouve et Dieu sait s'il y en a, que ce soit au-dessus des détroits de Kurushima, de Messine, du Grand Belt et de Neko, des gorges de Salgina, de l'estuaire de la Severn, du canal Kap Shui Mun, du lac Macaraibo, du Bosphore et du Gange, des flots de l'Elbe ou du Guadalquivir ou des bras de mer qui séparent les îles Falster et Faro. Gluck les vit tous, ayant le temps et l'argent pour ça, devenu collectionneur de ponts comme d'autres collectionnent les aquatintes ou les ennuis.
Il transportait une mallette contenant son rechange roulé autour de l'appareil photo, un carnet de notes et un cahier. Il descendait dans des hôtels moyens, sans festons ni punaises et dans lesquels il n'essayait jamais de parler à quiconque, l'idée ne lui en venait pas. Il y passait deux jours et, les soirs, remonté dans sa chambre après avoir dîné seul avec un journal dans la salle à manger, il reportait ses notes dans son cahier et puis bonsoir tout le monde, bonsoir tout seul. Plus il voyait de ponts, moins il voyait de monde et sa tâche aiguisait sa solitude. Il ne s'adressait à nul autre vivant qu'au personnel de l'hôtel ou, par exemple, une fois ses semelles usées, à un marchand de chaussures locales.
Jean Echenoz, "Génie civil" in Caprice de la reine, Paris, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 64-66.