Il est évidemment difficile d'imaginer une maison qui n'aurait pas de porte. J'en ai vu une un jour, il y a plusieurs années, à Lansing, Michigan, États-Unis d'Amérique. Elle avait été construite par Frank Lloyd Wright : on commençait par suivre un sentier doucement sinueux sur la gauche duquel s'élevait, très progressivement, et même avec une nonchalance extrême, une légère déclivité qui, d'abord oblique, se rapprochait petit à petit à la verticale. Peu à peu, comme par hasard, sans y penser, sans qu'à aucun instant on ait été en droit d'affirmer avoir perçu quelque chose comme une transition, une coupure, un passage, une solution de continuité, le sentier devenait pierreux, c'est-à-dire que d'abord il n'y avait que de l'herbe, puis il se mettait à y avoir des pierres au milieu de l'herbe, puis il y avait un peu plus de pierres et cela devenait comme une allée dallée et herbue, cependant que sur la gauche, la pente du terrain commençait à ressembler, très vaguement, à un muret, puis à un mur en opus incertum. Puis apparaissait quelque chose comme une toiture à claire-voie pratiquement indissociable de la végétation qui l'envahissait. Mais en fait, il était déjà trop tard pour savoir si l'on était dehors ou dedans : au bout du sentier, les dalles étaient jointives et l'on se trouvait dans ce que l'on nomme habituellement une entrée qui ouvrait directement sur une assez gigantesque pièce dont un des prolongements aboutissait d'ailleurs sur une terrasse agrémentée d'une grande piscine. Le reste de la maison n'était pas moins remarquable, pas seulement pour son confort, ni même pour son luxe, mais parce que l'on avait l'impression qu'elle s'était coulé dans sa colline comme un chat qui se pelotonne dans un coussin.
Georges Perec, Espèces d'espaces, Paris, Galilée, 1974/2000, p. 74-75.