Ma mère parut soudain préoccupée.
Il faut trouver un pseudonyme, dit-elle avec fermeté. Un grand écrivain français ne peut pas porter un nom russe. Si tu étais un virtuose violoniste, ce serait très bien, mais pour un titan de la littérature française, ça ne va pas…
Le "titan de la littérature française" approuva cette fois entièrement. Depuis six mois, je passais des heures entières chaque jour à "essayer" des pseudonymes. Je les calligraphiais à l'encre rouge dans un cahier spécial. Ce matin même, j'avais fixé mon choix sur "Hubert de la Vallée", mais une demi-heure plus tard je cédais au charme nostalgique de "Romain de Roncevaux". Mon vrai prénom, Romain, me paraissait assez satisfaisant. Malheureusement, il y avait déjà Romain Rolland, et je n'étais pas disposer à partager ma gloire avec personne. Tout cela était bien difficile. L'ennui, avec un pseudonyme, c'est qu'il ne peut jamais exprimer tout ce que vous sentez en vous. J'en arrivais presque à conclure qu'un pseudonyme ne suffisait pas, comme moyen d'expression littéraire, et qu'il fallait encore écrire des livres.

Romain Gary, La promesse de l'aube [1960], Paris, Folio Gallimard, 1980, p. 25-26.