Il jeta un coup d'oeil aux notes griffonnées sur son cahier, comme il quitta le Bistrot du port. Il alla s'asseoir sur un des bancs du parc devant l'hôtel Svea et regarda la mer. Il soufflait une légère brise tiède. L'équipage d'un voilier battant pavillon danois menait une lutte inégale contre un spinnaker rétif. Wallander relut ses notes. Puis il glissa le cahier sous sa cuisse.
Le point commun aux meurtres était en train de se déplacer. Il passait des parents aux enfants. Il pensa à la famille de Carlman et à Louise Fredman. Était-ce un pur hasard que l'une tente de se suicider à la mort de son père et que l'autre soit internée en hôpital psychiatrique depuis longtemps ? Cela lui parut soudain difficile à croire. Wetterstedt était l'exception. Il n'y avait que deux enfants adultes. Wallander se souvint de ce que Rydberg avait dit une fois. Ce qui arrive en premier n'est pas nécessairement le début. Et si c'était le cas cette fois-ci ? Il essaya de s'imaginer le meurtrier en femme. Mais c'était impossible. La force physique dont ils avaient vu les preuves, les scalps, les coups de hâche, l'acide dans les yeux de Fredman : c'était forcément un homme. Pour tuer des hommes, c'était forcément un homme. Les femmes, elles, se suicidaient ou sombraient dans la folie. Il se leva et alla s'asseoir sur un autre banc, comme pour marquer qu'il y avait d'autres explications plausibles. Gustave Wetterstedt avait été mêlé à des affaires louches, tout ministre de la Justice qu'il était. Il existait un lien vague, mais néanmoins bien établi, entre lui et Carlman. Il s'agissait d'œuvres d'art, de vols, peut-être de faux. Il s'agissait en premier lieu d'argent. Il n'était pas impossible qu'on fasse entrer Björn Fredman dans le même secteur, à condition de creuser suffisamment profond. Il n'avait rien trouvé dans le dossier Forsfält. Mais ce n'était pas à exclure. En fait, rien n'était à exclure.
Perdu dans ses pensées, Wallander regarda le bateau danois dont l'équipage commençait à replier le spinnaker. Puis il sortit son cahier et relut les derniers mots qu'il avait écrits. La mystique. Les meurtres avaient un caractère de rituel. Il l'avait pensé de son côté, et Ekholm l'avait fait remarquer lui aussi lors de la dernière réunion de travail. Scalper était un rituel, comme l'était toute prise de trophée. Le sens du scalp était le même que celui de la tête d'élan sur le mur du chasseur. C'était la preuve. La preuve de quoi ? Vis-à-vis de qui ? La preuve pour le meurtrier lui-même ou pour quelqu'un d'autre aussi ? Pour un dieu ou un diable apparu dans un cerveau malade ? Pour quelqu'un d'autre dont le comportement quotidien était aussi anodin, aussi banal que celui du meurtrier ? Wallander pensa à ce qu'Ekholm avait dit des sacrifices et des rites initiatiques. On sacrifiait pour qu'un autre ait la grâce. D'être riche, d'obtenir la fortune, la santé ? Il y avait beaucoup de possibilités. Certaines bandes de motards avaient des règles bien précises pour l'admission de nouveaux membres. Aux États-Unis, il n'était pas rare qu'il faille tuer quelqu'un, désigné par la bande ou le hasard, pour prouver sa valeur et être ainsi admis. Cet usage macabre était arrivé jusqu'ici. Wallander s'arrêta un instant aux bandes de motards, qui existaient aussi en Scanie, en repensant au baraquement de cantonnier, en bas de la colline de Carlman. Ça donnait le vertige de penser que les indices, ou plutôt le manque d'indices, le menait aux bandes de motards. Wallander repoussa cette idée.
Il se leva et retourna s'asseoir sur le premier banc. Il était revenu au point de départ.

Henning Mankell, Le guerrier solitaire [1995], Paris, trad. Christofer Bjurström, Seuil Points Policier, 1999, p. 356-357.