J. B. — Vous avez inventé une forme, une écriture de la survivance, qui convient à cette impatience de la fidélité. Écriture de la promesse héritée, de la trace sauvegardée et de la responsabilité confiée.
J. D. — Si j'avais inventé mon écriture, je l'aurais fait comme une révolution interminable. Dans chaque situation, il faut créer un mode d'exposition approprié, inventer la loi de l'événement singulier, tenir compte du destinataire supposé ou désiré ; et, en même temps, prétendre que cette écriture déterminera le lecteur, lequel apprendra à lire (à "vivre") cela, qu'il n'était pas habitué à recevoir d'ailleurs. On espère qu'il en renaîtra autrement déterminé : par exemple, ces greffes sans confusion du poétique sur le philosophique, ou certaines manières d'user des homonymes, de l'indécidable, des ruses de la langue — que beaucoup lisent dans la confusion pour en ignorer la nécessité proprement logique. Chaque livre est une pédagogie destinée à former son lecteur. Les productions de masse qui inondent la presse et l'édition ne forment pas les lecteurs, elles supposent de façon fantasmatique et primaire un lecteur déjà programmé. Si bien qu'elles finissent par formater ce destinataire médiocre qu'elles ont d'avance postulé. Or, par souci de fidélité, comme vous dites, au moment de laisser une trace, je ne peux que la rendre disponible pour quiconque : je ne peux même pas l'adresser singulièrement à quelqu'un. Chaque fois, si fidèle qu'on veuille être, on est en train de trahir la singularité de l'autre à qui l'on s'adresse. A fortiori quand on écrit des livres d'une grande généralité : on ne sait pas à qui on parle, on invente et crée des silhouettes, mais au fond, cela ne nous appartient plus. Oraux ou écrits, tous ces gestes nous quittent, ils se mettent à agir indépendamment de nous.
Jacques Derrida, Apprendre à vivre, Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Éditions Galilée/Le Monde, 2005, p. 31-33.