J'hésite précisément parce que le monde est une question ironique : et toi que fais tu ? Chaque projet essayé est comme une réponse balbutiante dont le cheminement est dessiné par un tracé de voies fermées et ouvertes, d'aspérités et d'ustensiles, d'occasions et de murs. Mais cette réponse est aussitôt effacée par une autre. Le malaise de l'indécision est un contraste entre une prévision certaine et une indécision incertaine ; le cours du monde continue et moi je piétine ; de là naît l'impression d'être submergé, roulé par le flot : la rigueur de la prévision accable la débilité du futur projeté. On voit dès lors en quel sens est possible tel ou tel parti que je n'ai pas encore adopté : comme le projet arrêté, il est d'abord possible de cette possibilité de prévision qui est la permission même des choses ; cette possibilité "théorique" se compose en outre avec la possibilité "pratique" du projet lui-même ; mais celle-ci est à son tour affectée de son indice problématique ; la possibilité comme "modalité" de tout jugement théorique ou pratique, comme modification de la modalité catégorique (donc comme concept formel) vient donc compliquer la possibilité réelle, si l'on peut dire, ouverte par tout projet ; quand je dis : "il est possible, tout compte fait, que je ne quitte pas Paris" ; je désigne particulièrement le caractère problématique de mon projet inconsistant ; du même coup la possibilité corporelle, le pouvoir physique à demi éveillé est lui-même comme indécis et informe, et mon vague projet flotte à distance du réel, sans mordre sur la réalité ; aucun pouvoir ferme évoqué dans mon corps ne suture les possibilités projetées aux possibilités offertes par le cours du monde ; mes intentions sont comme désincarnées, cérébrales et menacent sans cesse de virer à l'irréel, à cet imaginaire qui annule la réalité au lieu d'annoncer sa transformation.
2) Mais ce n'est pas seulement loin des choses que flottent mes intentions informes, mais en quelque façon loin de moi, sans que je puisse proclamer : "cette action c'est moi" ; l'imputation du projet est elle-même dubitative ; une conscience spectaculaire et irresponsable qui joue avec l'avenir est toujours prête à dégrader et abolir la volonté en travail. Cette modification du rapport à soi est solidaire de la modification du projet : en effet, dans le projet, je m'implique moi-même ; l'action anticipée est "à faire par moi" ; je me projette moi-même comme celui qui fera ; je m'impute l'action future en identifiant ce moi projeté au moi qui projette. Or dans l'hésitation l'inconsistance du sens projeté affecte le moi qui fera ; je ne sais quel moi je serai ; chaque projet éventuel propose un moi incertain ; ainsi le jeune homme qui n'a pas encore choisi sa carrière, se voit vaguement derrière un bureau ou sous la blouse du médecin sans affirmer encore : cet homme c'est moi ; je m'esquisse moi-même plusieurs sur le mode du "peut-être" ; le projet dubitatif me paraît étranger à moi-même parce que le moi qu'il implique n'est pas catégoriquement moi ; je ne me suis pas encore joint à l'un de ces "moi-même" qui flottent devant moi ; hésiter c'est essayer divers moi-même, c'est esquisser l'imputation. Il n'y a pas deux "moi", celui qui fera et celui qui maintenant veut ; de même que par une sorte de récurrence l'affirmation de quelque projet implique l'affirmation du moi qui fera, de même le doute sur quelque projet est aussi le doute sur moi-même. Je ne donne prise à aucune accusation, à aucune contestation avec autrui ; et pourtant je ne suis pas rien, je suis un moi sur le mode dubitatif ; je suis prêt à prendre sur moi un acte qui m'engendrera comme moi déclaré ; hésiter c'est déjà affronter le "on", m'arracher à la foule ; l'isolement perplexe dans lequel l'hésitation me recueille est déjà le signe de ma vocation volontaire ; tel un roi sans royaume, je suis une conscience inchoative qui n'a point encore adopté sa sphère de responsabilité.
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 182-183.