Gropius reconnaît de nombreuses influences à la création de son projet. Outre la dimension utopique du mouvement de l'Aufklärung, "pour nous, le germe fécond du Bauhaus puise son énergie dans la pensée utopique qui le soutient, dans la tension permanente qui s'établit entre elle et sa confrontation aux différents aspects de la réalité. Cette idée utopique qui est la base de la formation de l'homme complet[1]", la tradition utopiste britannique engagée par Morris joue un rôle important. On en retrouve la marque jusque dans l'organisation de l'école et dans le choix du nom Bauhaus, terme qui a engendré de nombreuses spéculations, mais dont on peut surtout retenir l'interprétation qui le lie étymologiquement au Bauhütte, ces constructions qui servaient à loger les artisans qui édifiaient les cathédrales et qui constituent le modèle de la communauté de travail idéale selon Morris. Gropius en fait mention dans un courrier adressé à Van de Velde en 1916 où il achève sa lettre par l'évocation du glorieux esprit du Moyen Âge : "En son sein pourrait renaître une communauté de travail heureuse, aussi exemplaire que celle des loges médiévales qui réunissaient les artistes de toutes espèces : architectes, sculpteurs, artisans divers. Ces derniers étaient habités d'une idée commune qu'ils respectaient et dont ils comprenaient le sens. De ce fait, leur contribution s'insérait modestement dans le travail commun[2]." Pour autant, si Gropius croit en ce modèle, il le met au service de l'industrie afin de créer une communauté de travail qui regroupe toutes les disciplines artistiques. En ce sens, pas de doute, le Bauhaus s'éloigne quelque peu du modèle de compagnonnage révéré par Morris pour établir un pont entre la recherche et l'apprentissage des étudiants et le monde professionnel de l'industrie, construisant ainsi une nouvelle forme d'utopie.
Spécificité commune au Bauhaus de Weimar et au cours supérieur de La Chaux-de-Fonds, comme L'Eplattenier avant lui, Gropius envisage son école comme un atelier de production idéalement autonome où les activités enseignées seraient subordonnées à une collaboration active. L'accomplissement ultime de l'école puise dans la réalisation d'un travail mené en commun, en "une collaboration entre les artistes et les artisans où l'élève, après avoir reçu une formation d'artisan, viendrait avec ses projets à l'école, les mettrait au point sous la supervision d'un professeur et retournerait à l'usine où à l'atelier pour les réaliser", détaille Gropius. Conçue comme une utopie de la construction du futur, dès ses prémices, l'école pré-suppose une redistribution des rôles impartis entre artistes, terme qu'il faut comprendre dans un sens large, et les industriels. Il compte engager cette transformation grâce à une nouvelle pédagogie de l'enseignement qui revisite le projet d'ateliers et de la mise en commun des savoirs et du travail développés, associé à la réalité des acquis de la civilisation technologique au service de la standardisation pour les masses.
Alexandra Midal, Design, introduction à l'histoire d'une discipline, 2009, Paris, Pocket Univers Poche, p. 88-90.
[1] Lettre de Walter Gropius au Dr Edwin Redslob, daté du 13 janvier 1920, Archives d'État, Weimar, cité dans Jacques Aron, Anthologie du Bauhaus, Didier Devillez, Paris, 1995, p. 75.
[2] Walter Gropius, "Propositions en vue de la fondation d'un établissement d'enseignement, conseiller artistique de l'industrie, des métiers d'art et de l'artisanat" (janvier 1916), Archives d'État de Weimar, cité dans Jacques Aron, Anthologie du Bauhaus, Didier Devillez, Paris, 1995, p. 50.