La culture de la boutique

Quand Jorge, Felix et moi-même avons commencé à vivre et travailler ensemble sous l'appellation de General Idea en 1969, nous étions déjà conscients de l'existence de deux forces opposées dans notre vie communautaire : le désir de produire des œuvres d'art, et l'envie de survivre. Dans une sorte d'inflexion naturelle de l'art conceptuel et processuel qui nous avait immédiatement précédés, nous avons eu l'idée d'intégrer dans l'art le commerce de l'art et l'économie du monde de l'art : "Nous voulions être célèbres, séduisants et riches. Ce qui veut dire que nous voulions être artistes, et nous savions que si nous étions célèbres et séduisants, nous pourrions dire que nous sommes artistes, et nous le serions. […] Nous l'avons fait et nous le sommes. Nous sommes des artistes célèbres et séduisants."

Dans nos premières œuvres, comme The Belly Store (1969) ou Betty's (1970)[1], nous avons ouvert au public notre espace de vie sous la forme de devantures de "boutiques", de projets adoptant un format commercial. Nous y proposions à la vente nos premiers multiples, qui étaient des objets tantôt trouvés, tantôt fabriqués à partir de matériaux bon marché ou de récupération (comme les George Saia's Belly Food, 1969). Certaines de ces boutiques n'ont en fait jamais ouvert leurs portes : le spectateur pouvait regarder la vitrine et voir le contenu, mais un petit panneau sur la porte disait : "De retour dans 5 minutes". Comme les œuvres des artistes de Fluxus — que nous avons rapidement rencontrés —, nos multiples bon marché entendaient court-circuiter le système des galeries — qui participe d'une économie de la valeur ajoutée — et toucher un public plus "alternatif" : étudiants, artistes, écrivains, fans de rock'n roll, musiciens nouvelle tendance, personnes dans le vent et drogués des médias.

En 1980, nous avons exposé pour la première fois The Boutique from the 1984 Miss General Idea Pavillion à la Carmen Lamanna Gallery, à Toronto. Construite en forme de dollar en trois dimensions, cette boutique transformait la galerie, située en rez-de-chaussée, en un magasin proposant à la vente des multiples et des publications de General Idea comme Liquid Assets (1980), ou Nazi Milk (1979). Une vendeuse à plein temps était assise dans le minuscule compartiment que nous avions aménagé, et sa présence faisait partie intégrante de l'œuvre, au même titre que l'échange d'argent, de produits et d'informations de part et d'autre du comptoir.

Le problème de fond est apparu quand la Boutique a commencé à être exposée dans les musées. Certaines institutions ne nous ont pas permis de vendre nos articles à cause de la concurrence que cela faisait à la boutique du musée ; en outre, pour la plupart des musées, c'était une hérésie qui venait infecter la pureté du white cube.
Les temps ont changé et les musées hésitent moins à parler de leurs constants besoins d'argent ; pour autant, aucun d'entre eux n'a autorisé la Boutique de General Idea à fonctionner comme installation participant à l'activité financière du musée.

Dans l'exposition Museum as Muse[2], le Museum of Modern Art de New York a exposé la Boutique, mais les multiples étaient placés sous plexiglas, inaccessibles, dans une sorte d'état de castration, réduits à l'état d'archives. J'y vois une revanche ultime prise sur l'œuvre d'art qui avait osé mettre en évidence l'hypocrisie du musée.

La Yen Boutique de General Idea (1989) a connu une humiliation semblable au Centre Pompidou[3], où un grand nombre de Test Pattern : T. V. Dinner Plates (1988) ont été volés dans les quarante-cinq minutes qui ont suivi le vernissage, conduisant le commissaire à retirer tous les articles qui se trouvaient dans la Boutique pour le reste de l'exposition.

La Boutique Cœurs volants (1994-2001), stand de vente autonome et réplique tridimensionnelle d'une œuvre graphique de Duchamp, est la plus récente de ces créations. Compte tenu de l'importante fréquentation du public dans les musées, elle a été conçue de manière à pouvoir être facilement surveillée. Elle ne présente qu'un seul multiple de General Idea : le Dick All (1993-2001), produit à titre posthume et inspiré du Coin de chasteté de Marcel Duchamp (1954).



Copyright

La clef de la culture consumériste d'aujourd'hui est le droit de propriété industrielle : sans le copyright et la sacralité de l'auteur (individuel et/ ou collectif), la méga-économie actuelle s'effondrerait. Imaginons, par exemple, Microsoft sans le droit d'auteur. Les musées agissent comme gardiens symboliques de la vertu du copyright, et l'avis de l'expert en art sur l'authenticité d'une œuvre peut faire s'envoler (ou s'écrouler) sa valeur dans des proportions considérables.

General Idea a toujours défendu le domaine public, et c'est dans ce périmètre que se situe une grande partie de sa production. Pendant des années, nos œuvres ont été crées dans une logique commerciale pour éviter le fétichisme de la main de l'artiste, de la marque du génie individuel. De même, notre appellation collective nie la notion d'auteur. Pendant les vingt-cinq années de notre collaboration, nous avons remis en cause (ou joué avec) les concepts d'auteur et de copyright sous toutes leurs formes.

En 1976, FILE Megazine (1972-1989), qui est l'œuvre de General Idea au format magazine, a été poursuivi en justice par la Time-Life Corporation, parce que nous imitions LIFE Magazine. Nous nous intéressions déjà aux idées de William Burroughs sur les images et les virus, et notamment sur le brevetage de formes et de couleurs spécifiques. La culture des entreprises utilise des logos (et même des couleurs, comme le jaune Kodak) protégés par des brevets, comme un virus qu'il faut injecter dans notre société, pour infecter la population et créer un flux de trésorerie sympathique. Time-Life a le copyright sur l'utilisation de "lettres capitales blanches sur un parallélogramme rouge". C'est seulement quand Robert Hughes, l'actuel critique d'art du TIME Magazine a ridiculisé ses employeurs dans les pages de The Village Voice que l'entreprise a abandonné ses poursuites.

Le tableau LOVE de Robert Indiana (1964) est un bel exemple d'œuvre d'art qui a échappé au copyright et est entrée dans le domaine public, sous forme de serviettes à cocktail, de porte-clefs et autres accessoires commerciaux. On pourrait y voir une image-virus qui se propage, une sorte de métastase d'image. De même, le logo AIDS de General Idea (1987), qui est un plagiat ou un simulacre du LOVE d'Indiana, a été conçu pour échapper aux droits d'auteur et circuler librement dans les systèmes dominants de communication et de publicité de notre culture.

Et c'est ce qui s'est passé dans des séries d'affiches, des panneaux et des enseignes électroniques, dans la rue, à la télévision, sur Internet et dans les périodiques : The Journal of the American Medical Association le reproduit en couverture en 1992, Newsweek l'utilise sur toutes les pages d'un numéro spécial, et la revue d'art suisse Parkett publie des feuilles de timbres AIDS (1988) que le lecteur pouvait injecter dans le système postal, sur les enveloppes et les colis, à la façon d'une épidémie d'anthrax visuelle.

Vers la fin, General Idea s'est attaqué au bastion de l'histoire de l'art tout en lui rendant hommage. Nous avons ainsi produit une série d'œuvres remettant en question les droits d'auteur de Mondrian, Rietveld, Reinhardt et Duchamp, avec des simulacres modifiés de matériaux manifestement factices : des tableaux de Mondrian sur des panneaux de polystyrène expansé, par exemple, ou un tirage photographique modifié d'une reproduction d'une œuvre de Duchamp, qui figurait dans un catalogue et était déjà un truquage sur une épreuve trouvée d'un autre artiste (Infe©ted Pharmacie, 1994)[4].



Vivre dans la contradiction

General Idea a été à la fois complice et critique des mécanismes et des stratégies qui unissent l'art et le commerce, une sorte de taupe dans le monde artistique. Notre travail se définit par notre aptitude à vivre et à agir dans la contradiction : nous étions à la fois fascinés et révulsés par les mécanismes de l'économie culturelle contemporaine. Nous nous sommes injectés dans le courant dominant de cette culture contagieuse, et nous avons vécu comme des parasites en phagocytant notre hôte monstrueux.

AA Bronson, Copyright, cash et contrôle des masses : l'art et l'économie dans l'œuvre de General Idea (ce texte a été publié pour la première fois dans General Idea Editions : 1967-1995, Blackwood Gallery, Mississauga, 2003, p. 24-27. Traduit de l'anglais par Jean-François Allain.) in General Idea, textes de Fréderic Bonnet, David Moos, Jean-Christophe Ammann, Élisabeth Lebovici, AA Bronson, Paris Musées, 2011, p. 120-123.

[1] The Belly Store, collaboration de General Idea avec l'artiste John Neon, ouvrit le 11 décembre 1969 dans le living-room du 78 Gerrard Street, la maison louée par General Idea en 1969-1970. Jorge y tenait un stand où il vendait les George Saia's Belly Food, bouteilles en plastique remplies de coton et étiquetées d'un graphisme de AA Bronson. Betty's fut inauguré le 1er janvier 1970 au 78 Gerrard Street. Magasin de vêtements pour femmes, collaboration entre Jorge Zontal, Ken Coupland et Ron Terrill, Betty's fit l'objet d'un article dans les pages mode du Globe and Mail de Toronto. Certaines des robes servirent pour les évènements de Miss General Idea. [NdE]
[2] The Museum as Muse, Museum of Modern Art, New York, 14 mars-1er juin 1999.
[3] Let's Entertain/Au delà du spectacle, exposition itinérante, Walker Art Center, Minneapolis/Centre Pompidou, Paris, 2000-2001.
[4] Beaucoup de ces œuvres étaient "infectées" par le vert du logo rouge/vert/bleu de AIDS/LOVE.