Le canot fut halé sur la grève rocheuse, Retancourt en ayant à elle seule soulevé l'avant. Adamsberg demanda une cigarette à Veyrenc — ayant laissé les siennes en dépôt funèbre à Rögnar —, ôta ses gants et s'abrita derrière la coque pour l'allumer, difficilement.
— Foutaises, dit Retancourt, dont seuls le nez fin et les yeux clairs émergeaient de sa capuche jaune vif.
— Faut obéir à Rögnar, dit Adamsberg.
— De toute façon, la créature t'attend, observa Veyrenc, que tu fumes ou non.
— Ce n'est pas une raison pour l'indisposer avec notre odeur. Fume, Louis. Question de courtoisie, dirait Danglard. Je fais donc les premiers pas sur la plage. Je pense que le lieu de rendez-vous est la pierre tiède.
Adamsberg tendit le bras vers la plate-forme où se dressaient encore les restes des baraquements de bois.
— Elle ne peut être que là, dit-il, sur la hauteur. De l'autre côté, c'est la falaise à pic.
À mesure qu'ils traversaient l'assez longue plage, vent debout, les galets faisaient place à de la roche plate, qui s'élevait ensuite sur une pente de quelque vingt-cinq mètres jusqu'aux baraquements. La neige et la glace persistantes par plaques rendaient l'ascension difficile. Retancourt seule atteignit la plate-forme sans avoir accéléré son rythme cardiaque.
— Vrai, dit Adamsberg en soufflant, qu'ils ont arraché les trois quarts du vieux bâtiment pour le brûler. On cherche la stèle. On ne se sépare pas.
— On ne se sépare, dit Retancourt. Inutile de gâcher du temps. Ça ne fait pas plus de cent mètres de long sur quarante de large. On sera toujours en vue.
— Comme vous voudrez, lieutenant.
Quelques minutes plus tard, Veyrenc, planté près de l'oreille gauche du renard, leur fit un signe du bras. La stèle, à vrai dire partie de la roche, n'était guère plus grande qu'un lit d'enfant, mais lissée, patinée par l'usure des doigts, et couverte d'inscriptions gravées.
— C'est moi l'invité, c'est moi qui commence, dit Adamsberg en s'agenouillant, ôtant son gant et posant sa paume sur la surface noire et un peu brillante. C'est tiède, constata-t-il.
— On a bien fait de venir, dit Retancourt. On le savait déjà.
— C'est écrit en quoi ? À ton avis, Louis ?
— En vieux norrois. Ce sont des runes. Tu veux que je les recopie pour Danglard ?
— Pourquoi pas ? dit Adamsberg. Cela ferait un aimable cadeau de retour. Une respectueuse offrande.
— Pas question, coupa Retancourt, qui scrutait l'horizon vers l'ouest. On ne perd pas de temps, insista-t-elle.
— Très bien, dit Adamsberg conciliant, en se redressant. On cherche où ils ont installé leur bivouac. C'est ce que je veux voir.
— Là, dit Veyrenc en désignant la partie rocheuse de la plage en contrebas. Dans cette enclave, où la base des deux oreilles les abritait un peu du vent. Juste avant le début de la pente. C'est là que je me serais blotti.
— Très bien, dit Adamsberg. On redescend, sur le ventre, si on ne veut pas dévaler tout le raidillon. Il n'est même pas venu, ajouta-t-il d'un ton un peu déçu.
— Ne vous en faites pas, dit Retancourt, il viendra.
Les pieds dérapaient sur les roches qui s'éboulaient parfois sous leur poids, les mains glissant sur les plaques de glaces transparentes.
— Quel crétin a dit, demanda Veyrenc en touchant enfin le sol de la plage, que descendre était plus facile que monter ?
— Danglard, répondit Adamsberg. Mais à propos du vin. On cherche l'emplacement de leur feu. Quatorze jour de brasier continu, ça a dû laisser des traces. On avance en ligne, comme pour une battue.
Les deux hommes marchaient lentement en scrutant la surface de la roche, tandis que Retancourt, faisant preuve de la plus parfaite mauvaise volonté, regardait de droite et de gauche sans y croire.
— Et quand on aura trouvé ce feu ? finit-elle par dire. On saura qu'ils auront fait du feu. Ce qu'on savait déjà.
— Ces trous, dit Adamsberg en s'arrêtant, c'est quoi ? Ici, là, là et encore là, dit-il en marchant plus vite.
De petits orifices de la largeur d'un terrier de rat, réguliers, espacés les uns des autres de quelque cinquante centimètres.
— Ce sont des trous de piquet, diagnostiqua Retancourt. Regardez, ils forment deux lignes parallèles.
— Et donc, lieutenant ?
— Je pense que le gars qui ne voulait pas qu'on lui vole son poisson a installé son fumoir à harengs ici. Parce que faire du feu là-haut, dit-elle désignant les baraquements sur la hauteur, ça n'a pas de sens. On ne fume pas des poissons dans un bâtiment de bois, à moins de foutre le feu à toute l'installation. Il s'est mis là, à l'abri du vent. Il a construit une structure légère où suspendre les bestioles.
Retancourt s'interrompit pour suivre à grand pas la ligne des orifices.
— Vingt-huit trous de piquet, dit-elle. Un petit bâtiment de quatre mètres sur deux, environ. Nous sommes bien avancés. On a découvert les vestiges d'un fumoir à poissons.
— Comment a-t-il percé ses trous dans une roche pareille ?
— Comme tout le monde, dit Retancourt en haussant les épaules. Il a amorcé à la barre à mine et glissé une petite baguette de dynamite.
— Ah bien, dit Veyrenc. Alors c'est là que le groupe s'est installé. Si le pêcheur avait estimé cet emplacement optimal, les autres aussi. Instinct animal.
— Et il n'y a pas de traces de feu, dit Retancourt. Pas de plaques de roche plus rouges ou noires. En dix ans, la glace a tout rongé. Fin du voyage.
Retancourt avait raison, et Adamsberg, bras croisés, observait le sol en silence. Une surface décapée, muette, où le gel et le vent du cercle arctique avaient effacé tout vestige à la manière d'une brosse en fer.
— Dans les trous, dit Adamsberg. Dans le fond des trous.
Il déposa son sac à dos et en ôta rapidement couverture, conserves, outils, bonbonne de gaz, boussole, jusqu'à ce qu'il trouve une cuillère et des sachets plastiques.
Sans s'apercevoir que Retancourt avait tourné son visage vers l'ouest, narines ouvertes, respirant profondément.
— Sors ta cuillère, Louis, aide-moi. Creuse et prélève tout ce que tu trouves, mets ça séparément dans les sachets. L'érosion ne peut avoir atteint le fond des trous. Et au fond, ce n'est pas gelé.
— Qu'est-ce qu'on cherche ? Demanda Veyrenc en sortant sa propre cantine de son sac.
— De la graisse de phoque. Creuse.
Les trous de piquet ne faisaient pas plus de dix centimètres de profondeur, et les deux hommes en atteignirent le fond facilement. Adamsberg examina le contenu de la première cuillère. Une mélasse charbonneuse, piquetée de grains de roche noire ou rougie.
— Si ce n'est pas noir comme de la suie, dit Adamsberg, laisse tomber. C'est que leur foyer n'était pas là.
— Compris.
— Ils étaient douze, et ils n'ont sûrement pas fait un petit feu de veuve. On peut estimer que leur brasier s'étendait sur un mètre cinquante de long. Cherche sur ce trou, moi sur celui-ci.
— Fini, dit Veyrenc en se relevant, pas de charbon dans les autres creux. Leur foyer s'arrêtait ici.
— Et là, dit Adamsberg en fermant son dernier sachet. Louis…
— Oui ?
— C'est quoi, cela ? dit-il en lui tendant un petit caillou blanc.
— Retancourt n'est plus là, dit Veyrenc en se redressant. Pardon d'offenser ta déesse, mais son humeur commence à m'emmerder.
— Moi aussi, dit Adamsberg en jetant un regard néanmoins inquiet autour de lui.
— Là-haut, dit Veyrenc en désignant la plate-forme. Elle est remontée là-haut, merde. Mais qu'est-ce qu'elle fout ?
— Elle nous fuit. C'est quoi cela ? répéta Adamsberg en tendant vers Louis le caillou blanc. Fais attention, ôte ton gant.
Adamsberg cracha plusieurs fois sur le caillou et l'essuya avec le bas de son pull avant de le déposer dans le creux de la main de Veyrenc.
Puis il s'assit et attendit le silence.
— Ce n'est pas un caillou, dit Veyrenc.
— Non. Teste avec tes dents. L'avale pas.
Veyrenc coinça l'objet entre ses deux canines et serra à plusieurs reprises.
— Solide et poreux, dit-il.
— C'est de l'os, dit Adamsberg.
Le commissaire se redressa sans un mot, replaça le petit fragment, gros comme une bille, dans le sachet, l'examinant en transparence.
— Ce n'est pas du phoque, dit-il. C'est trop petit.
Fred Vargas, Temps glaciaires, Paris, Flammarion, 2015, p. 375-380.