Ainsi manchot, borgne et fiévreux, l'amiral se retrouve parmi les massifs, les éloigner seul vers les bois, non sans passer par une resserre où il emprunte un arrosoir. Il s'avance dans le jour déclinant, il aime la contemplation de la campagne, des bois, des forêts. Il pourrait presque y résider mais, plutôt soucieux de repartir en mer, il préfère aller chez les autres pour se livrer à l'opération suivante.
À la lisière du bois, Nelson arpente l'espace d'ici aux premiers arbres : il prend des mesures, choisissant divers points distants les uns des autres d'une vingtaine de yards et dont, un caillou sur chacun, il marque la place. S'agenouillant devant la première, il entreprend de creuser le sol à une profondeur de deux ou trois pouces — d'une seule main ce n'est pas facile, mais l'amiral en a vu d'autres. Cela fait, il fouille dans sa poche et en extrait, non la poignée de shillings imaginée mais une douzaine de glands dont il enfouit le premier au fond du trou avant de le reboucher puis de tasser soigneusement la terre, qu'il arrose ensuite juste ce qu'il faut, lui semble-t-il — un petit peu trop en vérité —, après quoi Nelson reproduit cette opération autant de fois que sa provision de glands lui permet.
Car il prévoit les choses à très long terme : il reboise et toute occasion lui est bonne, dès qu'éloigné de la mer il se retrouve en pleine terre, pour ensemencer celle-ci afin de préparer sur celle-là, pour les générations à venir, la circulation navale. Il lui teint à cœur de planter des arbres dont les troncs serviront ensuite à construire la future flotte royale. De ces glands qu'il enfouit naîtront les mâts, les coques, les ponts et entreponts de toute sorte de vaisseaux voués au commerce ou au transport des hommes — mais surtout des navires de guerre, tous rangs de bâtiments de ligne, corvettes, cuirassés, frégates ou destroyers qui sillonneront bien après lui les océans du monde, pour la plus grande gloire de l'empire.

Jean Echenoz, "Nelson" in Caprice de la reine, Paris, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 12-14.