Deux hommes s'approchaient de la voiture. Le premier portait sur son dos un petit banc de bois et l'autre une sorte de caisse de la taille d'un piano droit. Quand Richard les héla, ils lui répondirent avec une joie évidente. Il leur offrit alors des cigarettes et ils se mirent tous les trois à discuter avec entrain.

Puis Richard se tourna vers Victoria :

— Vous aimez le cinéma ? Alors, permettez-moi de vous offrir une séance.

Il dit quelques mots aux deux Arabes, qui sourirent de plus belle. Ils posèrent le banc et firent signe à Victoria et à Richard de s'y asseoir. Puis, sur une espèce de socle, ils installèrent leur appareil arrondi, percé de deux petits trous. Victoria s'écria :

— Ça me rappelle les machines qu'on trouve sur les jetées en Angleterre ! On met trois sous dans la fente et on y voit Les Surprises du valet de chambre ou Le Déshabillé de la Parisienne.

— C'est exactement ça, répondit Richard. C'est une forme primitive de ces machines-là.

Victoria appliqua les yeux sur les trous protégés par une vitre, et l'un des Arabes se mit à tourner lentement une manivelle, tandis que l'autre entonnait une sorte de litanie.

— Qu'est-ce qu'il raconte ? demanda Victoria.

Richard lui traduisit en simultané :

— … Approchez, approchez et préparez-vous à beaucoup d'émerveillement et de ravissement… Préparez-vous à contempler les prodiges de l'Antiquité !

Une image grossièrement colorée de Noirs en train de moissonner le blé passa devant les yeux de Victoria.

— Les paysans en Amérique…, annonça Richard qui continuait à traduire… Et maintenant, voilà l'épouse du grand Shah du monde occidental…

C'était l'impératrice Eugénie, qui minaudait en se tripotant les cheveux. Vinrent ensuite le palais royal du Monténégro et l'Exposition universelle.

Une hallucinante collection d'images hétéroclites passa ainsi devant les yeux de Victoria. La descriptions de certaines d'entre elles avait parfois de quoi laisser pantois.

Le prince consort, Disraeli, les fjords norvégiens et des patineurs helvétiques complétèrent ce curieux panorama des actualités d'antan.

Le commentateur arabe conclut son spectacle par ces mots :

— … Et ainsi nous vous avons amené les merveilles de l'Antiquité des pays lointains. Puisse votre générosité être digne du spectacle incomparable auquel vous venez d'assister, car toutes ces splendeurs sont authentiques.

C'était terminé. Victoria était ravie.

— Extraordinaire ! s'exclama-t-elle. Je n'aurais jamais cru cela possible.

Les propriétaires du cinéma ambulant souriaient avec fierté. Victoria se leva d'un bond et Richard, qui était assis à l'autre bout du banc, tomba par terre après un vol plané qui manquait vraiment de dignité. Victoria se confondit en excuses, mais l'incident ne lui avait pas déplu.

Agatha Christie, Rendez-vous à Bagdad [1951], trad. Bernard Blanc, Paris, Éditions des Champs Élysées, 1996, p. 206-208.