Ensuite il n'était plus loin de sept heures, une aube encrassée se délayait dans le béton clair mocheté des grands ensembles, l'anthracite des arrière-cours, se multipliait sur le pavé net, le goudron neuf, l'eau pure des caniveaux. La Volvo sinuait dans un appareil de petites rues jusqu'à un terrain assez vague, mal protégé par un portail auquel manquaient des gonds. Des ruines de portique s'y dressaient, un tourniquet figé, un bac de sable et d'excréments, une cabane sans toit, deux paires de poteaux face à face. Georges déplaça les battants du portail, manoeuvra la voiture, la gara tout au fond du terrain.
Il faisait bien jour à présent, mais le soleil n'était toujours pas là. Les lieux étaient toujours hantés : des traces de foyer dénotaient un récent campement de rebelles, un Peacemaker sans barillet et un Stetson crevé témoignant d'une attaque des forces adverses ; un ballon rouge et noir empalé sur une grille, de vieux préservatifs jaunis par l'érosion battaient aux branches hautes d'un buisson. Georges eut un regard de compassion pour la voiture de Gibbs ; elle serait sous peu entièrement désossée, ses usages seraient multiples — jeep, spitfire, panzer, forrestal —, ses sièges préciseraient des amours débutants. Il commença par arracher ses plaques, les enfouit sous un tas de gravats derrière un bouquet d'orties.
Jean Echenoz, Cherokee [1983], Paris, Les éditions de Minuit Mdouble, 2003, p. 171-172.