Les peintres du dix-neuvième siècle, à l'exception de Delacroix et de Puvis de Chavannes, furent exclus des grands chantiers publics : la plupart d'entre-eux ne savaient plus ni pourquoi ni pour qui ils peignaient. Leurs tableaux achevés étaient immédiatement exposés dans les galeries (et devenaient ainsi des marchandises appelées à disparaître ailleurs) ou, dans de rares cas, mis au rancart dans les musées, ces asiles où l'on recueille les objets du passé qui n'ont plus de foyer. Alors que les œuvres d'art des époques antérieures ne prenaient le chemin du musée que lorsque leurs premiers foyers avaient fait leur temps, les œuvres du siècle dernier sont nées, elles, sans abri. Elles avaient aussi peu leur place dans la société que les artistes eux-mêmes qui, à la même époque, avaient déchu d'un rang social modeste mais défini (le rang aujourd'hui conquis par les photographes) à celui de divin paria.
Ce qui vaut pour la peinture vaut a fortiori pour la sculpture. À l'exception de quelques artistes académiques sans importance, le sculpteur du siècle dernier n'a pas crée ses œuvres avec l'idée qu'elles prendraient place dans un lieu précis ou qu'elles auraient une fonction précise. Il ne pouvait faire que des objets isolés. Et enfin nous atteignons au monde de Rodin, enfin nous comprenons pourquoi Rilke avait commencé son discours sur Rodin par le mot "Dinge", "choses".
Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 18-19.