FDV : Marcel Broodthaers, pouvez-vous décrire le Musée que vous avez ici à Düsseldorf et donner quelques explications quant à sa fonction ?
MB : Vous avez en ce moment le Musée sous les yeux et je préfèrerais que vous commenciez par me donner votre impression, car il s'agit en fait d'une structure de fiction et je n'ai aucune idée de la façon dont cela fonctionne chez les autres. Je vis cette aventure du musée, cette fiction, à ma propre manière, subjectivement. Il y a trois quatre ans, cela a commencé dans mon atelier-habitation à Bruxelles, où j'ai crée un musée fictif avec des caisses de transport vides et des reproductions indiquant qu'on se trouvait dans un musée. Je revis cette situation ici, mais avec d'autres éléments, d'autres formes, d'autres idées. Je ne suis toutefois pas tout à fait sûr que le visiteur éprouve également la sensation de se trouver dans un musée, je veux dire dans un endroit qui ressemble à un hôpital, à une prison, et en même temps dans une fiction…
FDV : Mais comment interprétez-vous vous même cette obsession du Musée ? Cette obsession aussi de la façon d'échapper à un passé romantique sans abandonner l'idée que l'art reste toujours lié à la vie même ?
MB : Au niveau personnel, je peux répondre : le Musée a toujours été pour moi un lieu où j'aimais aller durant ma jeunesse parce qu'il n'y avait jamais âme qui vive.
FDV : Et est-ce que vous voulez reconstruire cette solitude, ou la transmettre au visiteur ?
MB : Je voudrais plutôt rompre cette solitude, mais ça ne marche pas, car il n'y a pas foule ici. Et il m'est difficile de donner au pied levé une réponse théorique à votre question sur le visiteur. Disons ceci : je suis toujours heureux de voir arriver ici des amis ou des visiteurs que je connais, car il naît toujours une contact direct. Mais j'aime aussi le visiteur de hasard, bien qu'il vienne le plus souvent sur le conseil d'un ami ou d'une connaissance. Mon rapport au visiteur est un rapport personnel, mais je me demande si ce n'est pas grâce à ces contacts personnels que ce Musée peut continuer à exister, gràce à la bonne volonté des visiteurs qui acceptent tout simplement ma fiction. Et ce qui m'inquiète, c'est la réaction possible de quelqu'un qui se trouve entièrement en dehors de ce réseau personnel. Pouvez-vous faire abstraction de notre communication verbale et vous mettre à regarder ? Ensuite, je vous demande : Que voyez-vous ? Est-ce un Musée, est-ce une fiction ? Est-ce qu'un but est atteint ?
FDV : Pas facile ! je vois un musée consacré au thème "cinéma". il y a une absence nette de certaines figures, et des réductions de figures à des symboles. Ce symbolisme vague est distribué dans tout l'espace et évoque la classification propre à un musée. La cave a quelque chose d'angoissant pour moi parce que je suis contraint — pour me sentir plus ou moins à l'aise ici, au sens psychologique — de faire appel à mon imagination et d'imaginer plus que les éléments réduits qui sont présentés dans ce Musée.
MB : Oui, mais cela tient sans doute à notre relation personnelle. Je crois que je peux terminer cette aventure en objectivant la fiction, et c'est dans ce sens que j'ai accepté d'exposer mon Musée de fiction à l'intérieur du véritable Musée, ici à la Kunsthalle de Düsseldorf. Je crois que nous mettrons fin ainsi aux interférences des contacts personnels et des impressions subjectives et qu'elles disparaîtront, la vôtre comme la mienne, et je crois que cela peut devenir intéressant si cette aventure romantique se solde par un échec romantique…
FDV : Marcel Broodthaers, une question tout à fait différente : vous avez également une exposition personnelle à la Wide White Space Gallery à Anvers et dans deux autres galeries de Cologne. Quelle est votre attitude à l'égard d'une foire où l'on vend de l'art ?
MB : Ah, mais je me sens bien plus à l'aise à la foire de Cologne que dans mon propre Musée, car sur le Kunstmarkt nous nous trouvons en plein dans la réalité de la société contemporaine, au beau milieu de son système, qui se révèle être bassement commercial.
FDV : Et pourquoi vous y sentez-vous plus à l'aise ?
MB : Parce que c'est la vie de chacun, l'existence de pratiquement tous les artistes, des directeurs de musée et des galeristes. Bassement commerciale — je ne veux pas dire que tous ces gens sont odieux, ou vils, mais que l'art est vendu là comme une marchandise méprisable.
FDV : Est-ce que vous vous sentez marchandé sur un tel Kunstmarkt ou êtes-vous d'avis que, par sa nature même, votre œuvre échappe à cette sorte de commerce ?
MB : J'essaie, particulièrement dans les œuvres qui sont montrées ici à la foire de Cologne, d'introduire quelque chose qui comprenne la négation de cette situation, une situation à laquelle je m'attendais. Il y a ici deux ou trois objets qui peuvent passer pour une marchandise méprisable, mais j'espère que, par leur structure ou par les mots qui les entourent, ils contiennent un avertissement qui indique : "Je suis là, ce n'est pas de ma faute"… j'espère que ce n'est pas moi qui le dis, j'espère que l'objet lui-même l'indique.
FDV : Vous êtes présents dans Prospekt, la section cinématographique de la Foire, avec un film — la projection d'une "boucle" sur laquelle sont inscrites vos initiales.
MB : C'est un film très court, une seconde, le titre est d'ailleurs Une seconde d'éternité. Je veux, de façon artistique, témoigner d'une certaine réalité artistique. L'important n'est pas qu'il s'agisse de ma signature ou de celle d'un autre : c'est le fait même de la signature. Je crois que la création artistique repose sur une impulsion narcissique. Une seconde d'éternité s'inspire plus ou moins de Charles Baudelaire. J'ai pris plaisir à faire ce film ; le graphisme qui ne dure qu'une seconde constitue en même temps une fiction. La signature de l'auteur — peintre, poète, cinéaste… — m'apparaît être le début d'un système de mensonges, le système que chaque poète, chaque artiste essaie d'établir pour se défendre… contre quoi exactement, je l'ignore.
Entretien de Freddy de Vree avec Marcel Broodthaers (1971) in : marcel Broodthaers aan het woord (Gand 1998), in Marcel Broodthaers par lui-même, trad. Marnix Vincent, Gand/Paris, Ludion/Flammarion, 1998, p. 75-78.