Comme son œuvre ne consiste souvent en rien d'autre qu'à apposer sa signature, Broodthaers met en question l'essence de l'art, qui voit coïncider les dimensions artistique et commerciale : "Qu'est-ce que l'art ? Depuis le dix-neuvième siècle, la question est sans cesse posée tant à l'artiste qu'au directeur de musée qu'à l'amateur. En fait, je ne crois pas qu'il soit légitime de définir l'Art sérieusement, autrement que de considérer la question au travers d'une constante, à savoir la transformation de l'Art en marchandise. Ce processus s'accélère de nos jours au point qu'il y a superposition des valeurs artistiques et commerciales." L'élévation de la signature elle-même au rang d'œuvre d'art, et l'assimilation de la production artistique à l'apposition d'une signature n'est rien de plus et rien de moins que la conséquence extrême de ce processus.
Broodthaers critiquait le sort de l'œuvre d'art insérée sans rémission dans la circulation des marchandises. En 1971, il estampilla d'une figure d'aigles des lingots d'or, se proposant de les vendre à deux fois le prix du métal précieux. Une moitié du prix était donc déterminée par la valeur de l'or, l'autre moitié par la valeur de cet or en tant qu'œuvre d'art. Autre exemple : Broodthaers additionne des séries de signatures pour les convertir ensuite en différentes devises. Apparemment, la valeur d'une œuvre telle que Gedicht Poem Poème — Change Exchange Wechsel (1973) peu s'établir avec précision grâce à une simple addition.
Cependant, les œuvres-signatures de Broodthaers ne constituent pas seulement une critique des mécanismes du marché. En effet, celui-ci réagit aussi à des évolutions qui se sont produites antérieurement et ailleurs. Jusqu'au dix-neuvième siècle, l'original et la copie avaient chacun leur valeur propre. L'acte de copier était, tout comme le recours à des assistants spécialisés, une pratique légitime. L'art était considéré comme le reflet d'un certain ordre : Dieu, la Nature ou quelque discours utopique. Lorsqu'un artiste empruntait son inspiration à l'œuvre d'un autre artiste, il n'était pas question d'original et de copie, mais du reflet pluriel d'un ordre reconnu par tous deux. Le problème de l'authenticité ne se posait pas. Dans l'art moderne, par contre, la signature fonctionne comme un signe différentiel qui procure à l'œuvre une valeur particulière. Le modèle de l'art n'est plus le monde en tant que reflet d'un ordre déterminé, mais le sujet ou l'auteur lui-même. L'artiste doit être innovateur en permanence, l'œuvre d'art est son propre original et sa valeur est déterminée par sa singularité. La signature, sous la forme de l'inscription écrite de son nom est sous la forme de son écriture personnelle, affirme et garantit cette singularité.
Anna Hakkens, "Permettez-moi de vous présenter… Marcel Broddthaers", in Marcel Broodthaers par lui-même, trad. Marnix Vincent, Gand/Paris, Ludion/Flammarion, 1998, p. 23-24.