Trois sortes de pulsions auront en effet animé le capitalisme depuis ses origines. La première aura été de constamment fabriquer des races, des espèces (en l'occurrence des Nègres) ; la deuxième de chercher à tout calculer et à tout convertir en marchandise que l'ont peut échanger (loi de l'échangisme généralisé) ; et la troisième de chercher à exercer un monopole sur la fabrication du vivant en tant que tel.
Le "procès de civilisation" aura consisté à tempérer ces pulsions et à maintenir, avec des degrés de succès, un certain nombre de séparations fondamentales en l'absence desquelles la "fin de l'humanité" deviendrait une franche possibilité — un sujet n'est pas un objet ; tout ne peut pas être calculé arithmétiquement, vendu et acheté ; tout n'est pas exploitable et substituable ; un certain nombre de fantasmes pervers doivent nécessairement faire l'objet de sublimation s'ils ne doivent pas conduire à la destruction pure et simple du social.
Le néolibéralisme est l'âge au cours duquel ces digues s'effondrent les unes après les autres. Il n'est plus certain que la personne humaine se distingue tant de l'objet, de l'animal ou de la machine. Peut-être aspire-t-elle, quant au fond, à devenir un objet [1]. Il n'est plus certain que la fabrication d'espèces et de sous-espèces au sein de l'humanité soit un tabou. L'abolition des tabous et la libération plus ou moins totale de toutes sortes de pulsions, puis leur transformation en autant de matériaux dans un procès d'accumulation et d'abstraction sans fin, constituent désormais des traits fondamentaux de notre époque. Ces évènements et plusieurs autres de même nature indiquent bel et bien que la fusion entre le capitalisme et l'animisme est en bonne voie.
Ceci est d'autant plus vrai que la matière première de l'économie, ce ne sont plus véritablement les territoires, les ressources naturelles et les personnes humaines [2]. Certes territoires, ressources naturelles et personnes humaines sont toujours indispensables, mais le milieu naturel de l'économie est désormais le monde des processeurs et des organismes biologiques et artificiels. C'est l'univers astral des écrans, des glissements fluides, des leurs et de l'irradiation. C'est aussi le monde des cerveaux humains et des computations automatisées, du travail avec des instruments à la taille toujours plus réduite, de plus en plus miniaturisés.
Dans ces conditions, produire des Nègres ne consiste plus exactement en la fabrication d'un lien social de sujétion ou d'un corps d'extraction, c'est-à-dire un corps entièrement exposé à la volonté d'un maître, et duquel l'on s'efforcera d'obtenir le maximum de rentabilité. Par ailleurs, si hier, le nègre était l'être humain d'origine africaine marqué par le soleil de ses apparences et la couleur de son épiderme, tel n'est plus nécessairement le cas aujourd'hui. L'on assiste désormais à une universalisation tendancielle de la condition qui était autrefois réservée aux Nègres, mais sur le mode de l'inversion. Cette condition consistait en la réduction de la personne humaine en une chose, un objet, une marchandise que l'on pouvait vendre, acheter ou posséder.
La production des "sujets de race" se poursuit, certes, mais sous de nouvelles modalités. Le nègre d'aujourd'hui n'est plus seulement la personne d'origine africaine, celle-là qui est marquée par le soleil de sa couleur (le "Nègre de surface"). Le "Nègre de fond" d'aujourd'hui est une catégorie subalterne de l'humanité, un genre d'humanité subalterne, cette part superflue et presque en excès, dont le capital n'a guère besoin, et qui semble être vouée au zonage et à l'expulsion [3].
Ce "Nègre de fond", ce genre d'humanité, fait son apparition sur la scène du monde alors même que, plus que jamais, le capitalisme s'institue sur le mode d'une religion animiste, tandis que l'homme de chair et d'os d'autrefois fait place à un nouvel homme-flux, numérique, infiltré de partout par toutes sortes d'organes synthétiques et de prothèses artificielles. Le "Nègre de fond" est l'Autre de cette humanité logicielle, nouvelle figure de l'espèce et si typique du nouvel âge du capitalisme, celui au cours duquel l'autoréification constitue la meilleure chance de capitalisation de soi [4].
Enfin, si le développement accéléré des techniques d'exploitation massive des ressources naturelles participait du vieux projet de mathématisation du monde, ce projet lui-même visait, en dernier ressort, un seul but, à savoir l'administration du vivant qui, aujourd'hui, tend à opérer sur un mode essentiellement numérique [5]. À l'âge technétronique, l'humain apparaît de plus en plus sous la forme de flux, de codes de plus en plus abstraits, d'entités de plus en plus fongibles. L'idée étant que tout, désormais, peut être fabriqué, le vivant y compris, l'on estime que l'existence est un capital que l'on gère et l'individu une particule dans un dispositif ; ou encore une information que l'on doit traduire en code connecté à d'autres codes selon une logique d'abstraction sans cesse croissante.
Dans cet univers des mégacalculs, un autre régime d'intellection est en train de jaillir, qu'il faudrait sans doute caractériser d'anthropo-machinique. C'est donc à une nouvelle condition humaine que nous sommes en train de passer. L'humanité est en train de sortir du grand partage entre l'homme, l'animal et la machine qui aura tant caractérisé le discours sur la modernité et sur l'humanisme. L'humain d'aujourd'hui est désormais fermement couplé à son animal et à sa machine, à un ensemble de cerveaux artificiels, de doublures et de triplages qui forment le soubassement de la numérisation extensive de sa vie.
Tel étant le cas, et contrairement à ceux d'hier, les maîtres d'aujourd'hui n'ont plus besoin d'esclaves. Les esclaves étant devenus un fardeau trop lourd à porter, les maîtres cherchent surtout à s'en débarrasser. Le grand paradoxe du XXIe siècle est donc l'apparition d'une classe sans cesse croissante d'esclaves sans maîtres et de maîtres sans esclaves. Certes, aussi bien les personnes humaines que les ressources naturelles continuent d'être pressurées pour alimenter les profits. Ce retournement est logique après tout, puisque le nouveau capitalisme est surtout spéculaire.
L'ayant compris, les anciens maîtres cherchent désormais à se débarrasser de leurs esclaves. Sans esclaves, pense-t-on, il ne saurait y avoir de révolte. On estime que pour étouffer à la racine les potentialités insurrectionnelles, il suffit de libérer le potentiel mimétique des asservis. Tant que les nouveaux affranchis se dépenseront à vouloir devenir les maîtres qu'ils ne seront jamais, les choses ne pourront jamais être autrement qu'elles ne le sont. La répétition, toujours et partout, telle sera la règle.

Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 163-166.

[1] Hito Steyeri, "A thing like you and me", e-flux, n°15, 2010.
[2] Joseph Vogl, Le Spectre du capital, Diaphanes, Paris, 2013
[3] Saskia Sassen, Expulsions. Brutality and Complexity in the Global Economy, Harvard University Press, Cambridge, 2014.
[4] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, La Découverte, Paris, 2013.
[5] Éric Sadin, L'humanité augmentée. L'administration numérique du monde, L'Échappée, Paris, 2013.