Être de gauche, me dit Raymond1500, et il parle fort dans le micro pour que tous les autres intervenants et les spectateurs l'entendent, ça ne signifie pas d'abord adhérer à une théorie de gauche, c'est avant tout une question d'esthétique. Nous nous sommes retrouvés à l'occasion d'une discussion après la projection d'un documentaire sur le Conseil national de la Résistance dans une salle de cinéma de mon quartier. Raymond1500 m'a demandé d'y participer gracieusement, par solidarité militante. Il a démissionné de l'Éducation nationale et travaille maintenant dans la promotion de documentaires engagés. Être de gauche, c'est avant tout éprouver un mélange de dégoût et d'ennui à l'idée de côtoyer les riches, les puissants, poursuit-il. Les trouver ridicules, imbaisables, grotesques. Il veut ensuite parler du mépris. Le mépris social est dévalorisé, déplore-t-il : dans une dispute, souvent la pire attaque consiste à dire à votre adversaire qu'il vous méprise, vous le poussez alors dans le camp des arrogants, des potentiellement puissants. Raymond pense que le mépris est à réhabiliter. S'il est naturel pour les riches, une attitude qui va de soi devant ceux qu'ils dominent, il constitue un véritable enjeu culturel pour les gens du peuple et pour la gauche : il faut apprendre ou réapprendre à mépriser, sincèrement et profondément, ce qui fait le propre des riches et des puissants, voilà ce que notre art devrait rendre plus facile. Les riches nous possèdent parce qu'on ne les méprise jamais totalement, de façon cohérente, systématique. Il y a toujours un petit bout d'eux qu'on admire : les uns, tel aspect de leur style vestimentaire, les autres certains de leurs divertissements, ou de leurs tics verbaux. On se dit que ce n'est pas grave, cette fascination-là, elle est limitée, n'est qu'une concession innocente. En réalité, insiste Raymond1500, leur pouvoir vient de là : nous tous mis ensemble, chacun avec sa petite admiration soumise, nous faisons tenir tout leur système.
Christophe Hanna, Argent, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, p. 89-90.