En 1995, lorsque j'ai décidé de vivre à Paris, et d'y vivre en tant qu'artiste, j'ai commencé par chercher un travail me permettant de louer un atelier ou un appartement. La recherche d'un emploi est devenue un travail à temps complet. Les lettres de refus ont commencé à remplir ma boîte aux lettres. Toutes commençaient ainsi : "Madame, Mademoiselle, Monsieur, nous sommes au regret", etc. Je trouvais incroyable qu'un refus puisse me transformer d'un seul coup en homme, en femme et en jeune fille. J'ai à la suite, eu l'idée d'écrire les lettres de motivation en les signant avec un tampon spécialement conçu. Y figurait la proposition suivante : "Madame, Mademoiselle, Monsieur, Tatiana Trouvé". J'ai conservé, dans mon B.A.I., nombre de ses lettres de refus, en prenant soin de les évider de leurs contenus. Cela revenait à retenir cette formule type : "Madame, Mademoiselle, Monsieur nous sommes au regret"… Des listes entières de regrets… Des regrets qui, à force de s'accumuler, finissaient par détruire leur objet. C'est également en partant de ce même point que j'ai décidé d'inventer des C.V., non pas en faisant la liste de tout ce que j'avais déjà accompli dans ma vie, mais en établissant celle de tout ce que je n'accomplirai jamais : ce "jamais" étant irrémédiable, contrairement au nombre de titres que l'on accumule et dont on doit toujours faire preuve. À mon grand regret, je sais que jamais je ne serai vétérinaire… Je crois donc que les deux dimensions que tu évoques dans ta question se sont toujours croisées dans la construction des B.A.I. : puisque la réponse accordée à une situation de vie m'impliquait socialement et esthétiquement, puisque cette réponse m'engageait pleinement, personnellement, dans mon quotidien, et qu'elle comportait une dimension réflexive. Les Modules du B.A.I. ont d'ailleurs gagné sur d'autres types d'activités, où les dimensions quotidiennes de l'expérience, comme l'attente, par exemple, se sont trouvées directement impliquées, avec ce que cela engage également sur un plan psychique : comment le temps de l'attente nous construit qu'est-ce qu'il construit, et que peut-on saisir et de ce temps et de cette construction.

Corps sans figure, Conversation entre Tatiana Trouvé et Richard Shusterman, Tatiana Trouvé, monographie, Köln, Verlag der Buchhandlung Walter König, 2008, textes de Tatiana Trouvé, Robert Storr, Catherine Millet, Richard Shusterman, p. 118-121.