AV — Je crois qu'il serait erroné de ne voir dans cette bibliothèque qu'un service public. Cela supposerait l'existence d'un public et Martha écrivait dans les années 80 qu'elle voyait précisement s'opérer la transformation du public en un agrégat de consommateurs. Je crois qu'aujourd'hui le processus est à peu près achevé. Il est donc bien difficile de parler de public au sens d'un groupe important de sujets-citoyens capables d'agir politiquement.
Le projet s'adresse d'abord à un public de professionnels : artistes, conservateurs et historiens de l'art. C'est un public international, ce qui explique sans doute pourquoi ce projet a beaucoup voyagé. À New York, c'était dans notre devanture. Du dehors, cela ressemblait beaucoup à une boutique de livres d'occasion, très East Village Books, dans ce genre-là. De nombreux passants s'arrêtaient et demandaient si les livres étaient à vendre ; ils partaient assez rapidement une fois mis au courant que c'était une bibliothèque d'artiste et que rien n'était à vendre. Par ailleurs, nous accueillions un grand nombre de personnes qui lisaient ou regardaient les livres pendant des heures. À Berlin, de nombreuses personnes sont venues plusieurs heures chaque jour, et pendant plusieurs mois. Imaginez une exposition dans laquelle le public passe régulièrement un temps incroyable et où il n'y a virtuellement aucun objet d'art ! Vraiment étrange… C'est très important pour moi : essayer de penser à des situations dans lesquelles la dynamique normale de consommation et de divertissement accélérés peut être renversée. Si vous faites allusion à cela en parlant d'alternative critique, alors le projet de Martha Rosler Library y participe.
Anton Vidokle, "Entretien avec Stephen Wright" in Martha Rosler Library, textes de Marie-Laure Allain, Zahia Rahmani, Martha Rosler, Anton Vidokle, Stephen Wright, Paris, Édition Institut national d'histoire de l'art, 2007, p. 37-38.