Je ne crois même pas que l'idée lui soit venue de se résigner à ce que le souci de soi ou la dignité aurait dû l'obliger, ne plus se mêler au groupe et se coucher tôt à l'instar de quelques monitrices. Elle ne peut pas se priver de ce qui, depuis son entrée à la colonie, est une découverte, cet enchantement de vivre entre jeunes du même âge dans un lieu coupé du reste de la société sous l'autorité lointaine et bienveillante d'une poignée d'adultes. Cette exaltation d'appartenir à une communauté cimentée par les lits en portefeuille, les jeux de mots et les chansons obscènes, par une fraternité de dérision et de vulgarité. Cette euphorie de tout l'être comme si notre jeunesse était démultipliée par celle des autres — l'ébriété communautaire.

Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, p. 66.