Entre le parking et la route nationale, sur une bande de terre de quelques mètres de large et entourée de corbeilles à papier, se dressait la cabane de Thoreau. Enfin sa réplique exacte, au plus infime détail près, la pancarte le précisait, si ce n'était qu'on l'avait déplacé d'un demi-mile par rapport à l'original, pour des histoires de voirie. On aurait dit une petite baraque de poupée, de cinq ou six mètres carrés, mais je n'ai pas eu le courage de jeter un œil à l'intérieur.
Il a fallu attendre avant de pouvoir traverser, avec nos serviettes autour du cou. Je me demandais si je n'allais pas avoir un malaise. Beaucoup d'enfants en maillot de bain, avec leurs bouées autour du ventre, de mères chargées d'ustensiles de plage et de pères transportant des glacières de la taille d'un sèche-linge.

(...)

On ne pouvait pas les oublier, mais enfin, si l'on clignait un peu des yeux et que l'on se bouchait les oreilles, si l'on refusait de voir ces têtes et ces bras qui s'agitaient dans les eaux sombres, on pouvait encore saisir quelque chose. Le lac était encaissé, très profond ainsi que l'on vous en prévenait à l'entrée, et il s'en dégageait une impression de mystère et de force engloutis, de bonhomie insidieuse que renforçaient des contours capricieux, des extensions, des poches invisibles de l'une à l'autre. Ajoutez à cela qu'une épaisse forêt l'enceignait, se pressait à deux ou trois mètres du bord et grimpait sur les pentes raides, constituant le seul paysage alentour, et vous vous trouviez à l'intérieur et au pied d'une couronne impressionnante qui s'ouvrait sur le ciel. Et il se pouvait bien qu'alors vous ressentiez une émotion fugitive, que l'ombre de Thoreau vienne vous frôler un court instant.

Philippe Djian, Lent dehors, Paris, Folio Gallimard, 1991, p. 224-225.