Dans le jardin, à une vingtaine de mètres de lui, des enfants jouaient. Les portes, si longtemps cadenassées afin de les exclure, étaient maintenant grandes ouvertes. Wilder apercevait les formes géométriques des sculptures, dont les vives couleurs se détachaient avec netteté sur les murs blancs. Tout avait été fraîchement repeint, et le toit paraissait émettre des vibrations lumineuses.
Wilder agita la main en direction des enfants, mais personne ne le vit. La présence des enfants le revigora. Il éprouva un sentiment de triomphe à avoir pu monter jusqu'ici pour les retrouver. L'homme étrange aux balafres et à la saharienne ensanglantée était toujours étendu sur les marches derrière lui. Il n'avait rien compris au jeu de Wilder.
L'un des enfants, qui pouvait avoir deux ans, courrait nu parmi les sculptures. Wilder défit promptement son pantalon en lambeaux et le laissa choir sur ses talons. Titubant un peu, comme s'il avait oublié l'usage de ses jambes, il courut à la rencontre de ses amis.
Au centre du jardin, à côté du bassin vide, une femme s'occupait à allumer un feu de meubles. De ses mains puissantes, elle installa une lourde broche montée à l'aide des tubes chromés d'un grand exerciseur, puis elle s'accroupit près du feu et se mit à empiler les pieds de chaises tandis qu'autour d'elle les enfants continuaient à jouer.
Wilder s'avança, espérant timidement que la femme remarquerait les motifs peints sur son torse. Pendant qu'il attendait d'être invité à se joindre aux jeux des enfants, il aperçut, à trois mètres sur sa gauche, une autre femme. Par-dessus une robe qui lui arrivait aux chevilles, elle portait un long tablier de guingan ; ses cheveux étaient tirés en arrière, accentuant la sévérité du visage, et ramassés en chignon.
Wilder fit halte au milieu des statues, gêné qu'on l'ignorât. Deux femmes, vêtues du même uniforme, venaient d'apparaître à la grille ; d'autres s'avançaient à présent parmi les sculptures, formant autour de Wilder un cercle plus ou moins précis. Elles semblaient appartenir à un autre siècle, à un autre paysage, mais il y avait leurs lunettes noires, qui se détachaient sur le béton criblé d'encoches sanguinolentes de la terrasse.
Wilder attendait qu'elles lui adressent la parole. Il était heureux de sa nudité, heureux d'exhiber son corps bariolé. La femme accroupie près du feu lui jeta un regard par-dessus son épaule. Malgré les changements vestimentaires, il reconnut son épouse, Helen. Il était sur le point de se précipiter vers elle, mais fut arrêté par l'indifférence qu'il lut dans ses yeux, la froideur avec laquelle, peu impressionnée, elle considérait ses flancs lourds.
Il se rendit compte qu'il connaissait toutes les femmes qui l'entouraient. Comme dans un brouillard, il identifia Charlotte Melville, un foulard noué autour de sa gorge meurtrie. Elle l'observait sans hostilité. À côté de Jane Sheridan se tenait la jeune épouse de Royal, gouvernante chargée de veiller sur les enfants les plus jeunes. La veuve du bijoutier, en manteau de fourrure, avait le visage maquillé de rouge comme son propre corps. Comme pour s'assurer que toute retraite lui était coupée, Wilder regarda par-dessus son épaule et aperçut la silhouette imposante de l'auteur de livres pour enfants installée à la fenêtre de l'atelier, telle une reine en son belvédère. Dans une dernière lueur d'espoir, Wilder pensa qu'elle allait peut-être lui lire un conte.
Sous ses yeux, les enfants du jardin jouaient avec des ossements.
Le cercle des femmes se resserra. Les premières flammes montèrent du foyer. Le vernis des chaises anciennes crépitait allègrement. Derrière leurs verres teintés, les femmes regardaient intensément Wilder, elles semblaient se rappeler soudain que leur dur labeur les avaient mises en appétit. Ensemble, elles tirèrent un objet des poches profondes de leurs tabliers.
Dans leurs mains rouges de sang, elles tenaient des couteaux aux lames effilées. Intimidé, mais heureux à présent, Wilder s'avança en titubant vers ses nouvelles mères.

James Graham Ballard, I.G.H [1975], trad. Robert Louit, Denoël, 2005, La trilogie de béton, Paris, Folio Gallimard, 2014, p. 671-673.