Ils nous aidèrent à faire passer nos vélos à travers les barbelés distendus puis à pénétrer dans la propriété d'un casino/boîte de nuit abandonné, le Del Monte. Méfiant, car le bâtiment pouvait fort bien être occupait par les Japonais, mon père me dit d'attendre où je me trouvais pendant qu'il poussait une porte de service, ouverte. Incapable de me retenir plus de quelques minutes, je finis cependant par m'engager sur la pointe des pieds dans une salle de jeu aux tables de roulette renversées, au sol jonché de verres cassés et de jetons. Des statues dorées soutenaient le dais du bar, qui courait tout le long du casino ; autrefois accrochés au plafond, les chandeliers ornementés reposaient désormais de guingois parmi les débris de bouteilles et de vieux journaux répandus à terre. L'or scintillait de toutes parts dans le clair-obscur, transformant le tripot à l'abandon en caverne magique des Mille et Une Nuits. Le lieu revêtait cependant à mes yeux un sens plus profond, comme s'il me montrait que la réalité se réduisait à un simple décor démontable et que la magnificence n'empêcherait jamais rien d'être balayé avec les ruines du passé.
Le casino dévasté — mais aussi la ville et le monde au-delà — me semblait en outre plus réel, plus signifiant et cet instant qu'autrefois, quand s'y pressaient joueurs et danseurs. Maisons et bureaux abandonnés exerçaient une forme de magie bien particulière : en rentrant de l'école, il m'arrivait souvent de m'arrêter un instant devant un immeuble d'habitation désert. La vision de tout l'ameublement, toute la décoration, déplacés puis redisposés au petit bonheur, me donnait un avant-goût du surréalisme du quotidien, même si Shangai était déjà bien assez surréaliste.

James Graham Ballard, La vie et rien d'autre [2008], trad. Michelle Charrier, Paris, éditions Denoël, 2009, p. 68-69.