C'est la dernière portion du chemin maintenant. Inhabitée à première vue, pas une âme qui vive, mais la forêt comme une soufflerie, les racines de jeunes arbres qui défoncent le bitume, l'herbe infiltrée partout et les fougères à hauteur de la taille sur les bas-côtés de la route, les dernières cabanes, un magazine porno traversé d'une trace de pneu, oublié sur un replat caillouteux, les derniers déchets, encore des canettes, un tee-shirt bouchonné, des baskets crevées, enfin, une pancarte indique la terrasse du belvédère et Summer gagne un petit banc graffité de bites et d'insultes sexuelles, d'un numéro de téléphone ou deux. Elle s'assied le cœur battant, essoufflée, et soudain découvre Coca qui s'argente dans le soleil juvénile, de l'autre côté du fleuve, le brasillement de Financial District, la blancheur éclatante de City-Hall et le chantier du pont, elle peine à rassembler le paysage, une légère suffocation s'empare d'elle, malaise qu'elle reconnaît, se force à respirer lentement, des images passent — le Tigre qui ne donne plus signe de vie et dont le visage s'efface, les Blondes qui rigolent sur Skype en faisant de grands mouvements de cheveux, son père —, elle souffle de plus en plus fort, pensant il faut que je me récupère, sans y parvenir, submergée par sa cacophonie interne, déplacée, incapable de s'accorder à ce qui l'entoure, elle bascule en avant, crache au sol, enfin ferme les yeux. Puis relevant la tête, regarde Coca, regarde la lisière. Et soudain pénètre la forêt.
Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Paris, Verticales Gallimard, 2010, p. 296-297.