Cependant, le fait de comprendre comment Prairie fonctionne d'un point de vue technique ne diminue en rien, ni même ne contredit l'impression que l'on ressent initialement, à savoir que les tubes métalliques et la plaque de tôle sont suspendus, comme en l'absence de toute gravité, à différents niveaux au-dessus du sol. D'ailleurs, le sol en lui-même est perçu non pas comme l'assise sur laquelle l'ensemble repose, le fondement depuis lequel la sculpture prend son élan, mais seulement comme le niveau le plus bas d'une pièce qui, en tant que conception abstraite, en comporte trois. (De ce point de vue, Prairie définit le sol non pas comme ce qui soutient tout le reste mais comme ce qui lui-même se passe de soutien. Elle nous confronte à ce que cette définition du sol a de phénoménologiquement surprenant et de sculpturalement signifiant.)
Le résultat est une extraordinaire alliance d'illusion et d'évidence sculpturale. Quelques pas suffisent autour de Prairie pour que nous n'ignorions plus rien de la technique qui préside à la suspension, et pourtant ce savoir est, d'une certaine manière, éclipsé par notre rencontre avec l'œuvre elle-même. Ici comme souvent dans l'œuvre de Caro, tout se passe comme si l'illusion, loin de se produire au détriment de la physicalité, coexistait avec elle de telle sorte que le spectateur, mis en présence de la pièce, n'a pas à traverser l'illusion pour avoir accès à la physicalité.

Michael Fried, Chapitre 5 Anthony Caro, in Contre la théâtralité, Du minimalisme à la photographie contemporaine, 1998-2006, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, nrf essais Gallimard, 2007, p. 106.