Les dichotomies qui opposent corps et esprit, organisme et machine, public et privé, nature et culture, hommes et femmes, primitifs et civilisés, sont toutes idéologiquement discutables. Les femmes se trouvent actuellement en situation d'intégration/exploitation dans un système mondial de production/reproduction et communication appelé informatique de la domination. La maison, le lieu de travail, le marché, l'arène publique, le corps lui-mème — tout fait aujourd'hui l'objet de ces dispersions et connexions polymorphes presque infinies. Et cela a d'importantes conséquences, pour les femmes, comme pour d'autres, des conséquences elles-mêmes très différentes les unes des autres selon qu'elles s'appliquent à des gens différents des uns des autres. À cause d'elles, nous avons du mal à imaginer les puissants mouvements d'opposition internationale qui sont, justement aussi à cause d'elles, devenus si essentiels à la survie. Une des principales voies de reconstruction de la politique féministe socialiste passe par une théorie et une pratique qui traitent des relations sociales de science et de technologie, et en particulier des systèmes mythiques et sémantiques qui structurent nos imaginaires. Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et réassemblé. Le moi que doivent coder les féministes.
Les technologies et biotechnologies de la communication sont des outils décisifs qui refaçonnent notre corps. Ces outils incarnent et mettent en vigueur, pour les femmes du monde entier, un nouveau type de relations sociales. Les technologies et discours scientifiques semblent, en quelque sorte, formaliser, c'est-à-dire geler, les interactions sociales normalement fluides qui les constituent. Mais on peut aussi les considérer comme des instruments qui mettent le sens en vigueur. Entre l'outil et le mythe, entre l'instrument et le concept, entre les systèmes historiques de relations sociales et les anatomies historiques de corps possibles, y compris des objets de connaissance, la frontière est perméable. En vérité, le mythe et l'outil se constituent mutuellement.
De plus, les sciences de la communication et la biologie moderne sont construites dans un même mouvement — celui où le monde devient un code à découvrir. Celui de la translation, de la traduction, de la recherche d'un langage commun dans lequel toute résistance au contrôle instrumental disparaît et où toute hétérogénéité peut être soumise au démantèlement, au réassemblage, à l'investissement et à l'échange.

Donna Haraway, "Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle" in Manifeste cyborg et autres essais, trad. Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan, Paris, Exils éditeur, 2007, p. 52-53.