Les lignes du texte de Cabanis laissaient transparaître une irritation compréhensible. Malgré les objections, plus ou moins justifiées, que l'on pouvait lui faire sur le plan de la méthode, la médecine restait toujours une science pleinement reconnue du point de vue social. Mais, à cette époque, toutes les formes de connaissance indiciaire ne bénéficiaient pas d'un prestige semblable. Certaines, comme la connoisseurship, d'origine relativement récente, occupaient une position ambiguë, aux frontières des disciplines reconnues. D'autres, plus liées à la pratique quotidienne, en étaient exclues. La capacité de reconnaître les défauts d'un cheval d'aprês ses jarrets, un orage d'après le changement subit du vent, une intention hostile sur un visage qui s'assombrit, ne s'apprenait certainement pas dans les traités de maréchalerie, de météorologie ou de psychologie. Ces formes de savoir étaient en tout cas plus riches que n'importe quelle codification écrite ; elles n'étaient pas apprises dans les livres mais de vive voix, d'après les gestes et les regards ; elles se fondaient sur des subtilités impossibles assurément à formaliser et souvent même à traduire verbalement ; elles constituaient le patrimoine en partie unitaire, en partie diversifié, d'hommes et de femmes appartenant à toutes les classes sociales. Un lien de parenté subtil les unissait : elles naissaient toutes de l'expérience, du caractère concret de l'expérience. Ce caractère concret constituaient la force de ce genre de savoir, et sa limite — l'incapacité de se servir de l'instrument puissant et terrible de l'abstraction[1].
Carlo Ginzburg, "Traces", in Mythes emblèmes traces, Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, Verdier Poche, 1989, p. 271-272.
[1] Cf. aussi C. Ginzburg, Il formaggio e i vermi, Il cosmo di un mugnaio del'500, Turin, 1976, p. 69-70 (trad. fr. de Monique Aymard, Le Fromage et les vers, Paris, 1980).