Je milite pour les politiques et les épistémologies de la localisation, du positionnement et de la situation, où la partialité, et non l'universalité, est la condition pour faire valoir ses prétentions à la construction d'un savoir rationnel. Ce sont des prétentions qui partent de la vie des gens ; la vue depuis un corps, toujours complexe, contradictoire, structurant et structuré, opposée à la vue d'en haut, depuis nulle part et simple. Seul le truc divin est interdit. Voilà un critère pour décider de la question de la science dans le militarisme, cette science/technologie rêvée du langage parfait, de la communication parfaite, de l'ordre définitif.
Le féminisme chérit une autre science : les sciences et les politiques de l'interprétation, de la traduction, du bégaiement et du semi-compris. Le féminisme a à voir avec les sciences du sujet multiple avec (au minimum) une vision double. Le féminisme est une affaire de vision critique résultant d'un positionnement critique dans un espace social "genré" non homogène[1]. Une traduction est toujours interprétative, critique, et partiale. Voilà un fondement pour l'échange, la rationalité, et l'objectivité, définissable comme une "conversation" sensible à la question du pouvoir, et non simplement pluraliste.

Donna Haraway, "Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle" Manifeste cyborg et autres essais, trad. Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan, Paris, Exils éditeur, 2007, p. 126.

[1] Harding (1986, p. 18) a suggéré que le genre a trois dimensions, chacune historiquement déterminée : le symbolisme de genre, la division socio-sexuelle du travail, et les processus de construction de l'identité individuelle de genre. Je voudrais développer ce qu'elle dit pour faire remarquer qu'il n'y a pas de raison d'escompter que ces trois dimensions covarient ou se codéterminent l'une l'autre, du moins de manière directe. C'est-à-dire que des gradients extrêmement forts entre les termes contrastés dans le symbolisme de genre peuvent très bien ne pas être corrélés avec des divisions sociales-sexuelles du travail ou du pouvoir social tranchées, mais peuvent être en rapport étroit avec une stratification raciale tranchée ou autre chose. De même, les processus de formation du sujet genré peuvent ne pas être directement éclairés par la connaissance de la division sexuelle du travail ou le symbolisme de genre dans la situation historique particulière en cours d'examen. Par contre, nous pouvons nous attendre à des relations médiatisées entre les dimensions. Les médiations peuvent passer par des axes sociaux très différents d'organisation à la fois de symboles, de pratiques et d'identités, comme la race. Et vice versa. Je voudrais dire aussi que la science, aussi bien que le genre et la race, peut être utilement décomposée en plusieurs parties selon le schéma entre symbolisme, pratique sociale et position subjective. Plus de trois dimensions se proposent quand on a établi les parallèles. Les dimensions différentes, par exemple, de genre, race et science peuvent médiatiser des relations entre les dimensions selon un tableau parallèle. Ainsi, les divisions raciales du travail peuvent médiatiser les modèles de connexion entre les rapports symboliques et la formation des positions subjectives individuelles du tableau de la science ou du genre. Ou les formations de subjectivité de genre et de race peuvent médiatiser les relations entre la division sociale scientifique du travail et les modèles symboliques scientifiques.
Le tableau suivant amorce une analyse par dissections parallèles. Dans le tableau (et dans la réalité ?), le genre et la science sont tous les deux analytiquement asymétriques ; c'est-à-dire que chaque terme contient et cache un binarisme de structuration hiérarchisé, sexe/genre et nature/science. Chaque binarisme range le terme muet selon une logique de l'appropriation, comme ce qu'est la matière première au produit fini, la nature à la culture, la puissance à l'acte. Les deux pôles du binarisme sont construits et structurés l'un par rapport à l'autre dialectiquement. À l'intérieur de chaque terme articulé ou explicite, d'autres divisions peuvent être distinguées comme, à partir du genre, le masculin du féminin, et à partir de la science, les sciences dures des sciences molles. Cela a le mérite de rappeler comment un outil analytique particulier fonctionne, bon gré mal gré, intentionnellement ou non. Le tableau reflète les aspects idéologiques communs des discours sur la science et le genre et peut servir comme outil analytique pour faire sauter les unités mystérieuses comme la Science ou la Femme.

Genre Science
système symbolique système symbolique
division sociale du travail (par sexe, par race, etc.) division sociale du travail (par métier, logiques industrielles ou postindustrielles)
identité individuelle/position subjective identité individuelle/position subjective
(désirant/désirdé, autonome/en relation) (sachant/su ; scientifique/autre)
culture matérielle (attirail de genre et technologie quotidienne du genre : les rails étroits sur lesquels la différence sexuelle avance) culture matérielle (laboratoires : les rails étroits sur lesquels les faits avancent)
dialectique de construction et de découverte dialectique de construction et de découverte