Au bas des lotissements de maisons clean, roses, crème, avec des volets verts (une petite fille ouvrait ceux d'un rez-de-chaussée et je voyais des plantes, des fauteuils en rotin à travers la baie), séparé de cette zone urbanisée par une rue bordée de pelouses, commence un terrain vague, avec des bosquets, quelques maisons abandonnées, un sentier creusé de fondrières remplies d'eau. Il y a des objets jetés partout, dans les broussailles, sur les bords du sentier. Un papier de sablés hollandais Spirits, une bouteille cassée de Coca-Cola, des emballages de bière, la Gazette-Télex, un tuyau de fer, des bouteilles de plastique aplaties, une matière blanche avec des cloques — peut-être du carton détrempé — comme un amas de roses des sables. Cet endroit désolé est donc constamment fréquenté, mais à des heures indéfinissables, plutôt nocturnes sans-doute. Signes de présences accumulées, de solitudes successives. Signes surtout alimentaires, mais on ne vient pas là d'abord pour manger, mais pour s'isoler, à deux ou en petit groupe. Il est naturel de jeter les boîtes et les papiers dans cet endroit sauvage, remporter ses traces est un geste du surmoi civilisé.

Annie Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993, p. 26-27.