La "Nouvelle Révolution Industrielle" est en train de créer un nouveau prolétariat, mais aussi de nouvelles sexualités et de nouvelles ethnicités. Avec l'extrême mobilité du travail et l'émergence d'une division internationale du travail, de nouvelles collectivités apparaissent tandis que les groupes traditionnels s'affaiblissent. Et il ne faut pas croire qu'en ce qui concerne le genre ou la race, cette évolution soit neutre. Les hommes blancs des sociétés industrielles avancées sont exposés depuis peu au chômage de longue durée, et les femmes ne perdent pas leurs emplois dans les mêmes proportions. Or ce n'est pas seulement parce que les femmes des pays du tiers-monde constituent la main d'œuvre préférée des multinationales du secteur technoscientifique qui délocalisent leur production, et en particulier de l'électronique. Il s'agit d'un système d'ensemble qui concerne en même temps la reproduction, la sexualité, la culture, la consommation et la production. Dans la Silicon Valley, véritable prototype de ce système, de nombreuses femmes voient toute leur vie se structurer autour d'un emploi qui dépend de l'électronique, ce qui se traduit, sur le plan personnel, par une monogamie hétérosexuelle sérielle, des problèmes de garde d'enfant, un éloignement du cercle familial et de la plupart des autres formes communautaires traditionnelles, et, lorsqu'elles vieillissent, par une solitude presque certaine accompagnée d'une extrême vulnérabilité économique. La diversité raciale et ethnique des femmes de la Silicon Valley structure un microcosme de différences conflictuelles d'ordre culturel, familial, religieux, éducationnel et linguistique.
Richard Gordon a appelé cette nouvelle situation "économie du travail à domicile"[1]. Tout en incluant le travail effectivement réalisé à domicile, par cette expression, Gordon entend une large restructuration du travail qui prend désormais les principales caractéristiques autrefois attribuées aux emplois féminins, celles des métiers exclusivement exercés par des femmes. Le travail est redéfini à la fois par l'existence d'une main-d'œuvre exclusivement féminine, et par une féminisation de certains emplois occupés par des hommes comme par des femmes. Féminiser signifie rendre extrêmement vulnérable ; exposer au démantèlement, au réassemblage, et à l'exploitation que subissent ceux qui constituent une réserve de main-d'œuvre ; être considéré moins comme un travailleur que comme un domestique ; être soumis à des emplois du temps morcelés qui font de toute notions de durée limitée du temps de travail une véritable farce ; mener une existence à la limite de l'obscénité, déplacée, qui peut se réduire au sexe. La déqualification est une vieille stratégie qu'on applique maintenant à des travailleurs autrefois privilégiés. Mais la notion d'économie du travail à domicile ne renvoie pas seulement à une déqualification massive, et elle ne nie pas non plus l'émergence de nouveaux secteurs de haute qualification qui s'ouvrent même à des hommes et des femmes autrefois exclus des emplois qualifiés. Ce concept indique plutôt que l'intégration de l'usine, de la maison et du marché se fait à une nouvelle échelle, et que les femmes ont, dans ce processus, une place cruciale qui doit être analysée en regard des différences qui existent entre les femmes et du sens que l'on peut donner aux relations entre hommes et femmes dans toutes sortes de situations.
L'économie du travail à domicile comme structure organisationnelle capitaliste mondiale est rendue possible (et non produite) par les nouvelles technologies. Le succès des attaques lancées contre les emplois syndiqués occupés par des hommes, pour la plupart blancs, et relativement privilégiés, est lié à la capacité qu'ont les nouvelles technologies d'intégrer et de contrôler le travail malgré la dispersion et la décentralisation massives dont il fait l'objet. Pour les femmes, ces nouvelles technologies entraînent à la fois la perte du salaire familial (celui de l'homme), dans le cas où elles auraient jamais eu accès à ce qui était le privilège des Blancs, et un changement dans leur propre travail, qui s'effectue de plus en plus dans le cadre de compagnies capitalistes, comme c'est le cas pour les secrétaires ou les infirmières.
Donna Haraway, "Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle" in Manifeste cyborg et autres essais, trad. Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan, Paris, Exils éditeur, 2007, p. 56-57.
[1] Pour "l'économie du travail à domicile en dehors du domicile" et ce qui s'y rapporte, voir : Gordon (1983), Gordon and Kimball (1985), Stacey (1987), Reskin and Hartmann (1986), Women and Poverty (Femmes et pauvreté, 1984), S. Rose (1986), Collins (1982), Burr (1982), Gregory and Nussbaum (1982), Piven and Corward (1982), Microelectronics Group (1980), Stallard et al. (1983) où l'on trouve une liste utile de ressources et d'organisations.