Le design s'est fondé sur une homologie rationnelle entre la production manufacturée et l'organisation domestique, et entre l'économie et le fonctionnalisme. Mais il existe aussi une relation entre le traitement des produits du capitalisme, qu'il s'agisse de biens de consommation ou du corps du travailleur (et surtout de la travailleuse), et la rationalité technique poussée à ses extrêmes. La majorité des victimes de Holmes sont ses employées. Il les recrute essentiellement parmi les dactylos (en 1890, aux Etats-Unis, plus de 63% des dactylos sont des femmes). Cette nouvelle profession découle de la reproductibilité mécanique de l'écriture et de la fabrication industrielle de la machine à écrire[1], une invention démocratisée en 1867 avec l'arrivée sur le marché des modèles Sholes, Glidden and Soulé exposés à la Centennial Exhibition par Philo Remington[2]. Son usage requiert dextérité et rapidité, deux qualités que Remington associe par stéréotype à la femme[3]. Quittant les campagnes, attirées par des travaux plus rémunérateurs que ceux de la ferme, les jeunes femmes qui tentent leur chance dans la ville prospère de Chicago à la fin des années 1880 sont pour Holmes des proies de prédilection.
En le fouillant à son arrestation à Boston, les policiers découvrent un code secret. Pour communiquer avec ses complices, il a inventé un codage-décodage à partir des dix lettres "R.E.P.U.B.L.I.C.A.N." qui remplacent des lettres de l'alphabet de A à J, tandis que les dix lettres suivantes sont en minuscules, et les six dernières lettres restent inchangées. Dépourvue de son opérateur féminin conventionnel, l'écriture cryptée renvoie au projet de duplication-transmission qui obsède Holmes et lui permet de sécuriser l'échange d'informations sensibles. Holmes prend part à l'essor des télécommunications modernes et déplace l'usage des codes dans un dialogue avec une domesticité devenue le centre d'attraction et de mise en scène du corps violenté de la femme. Au XIXe siècle, le démembrement du corps féminin s'était déjà imposé comme le clou des spectacles de magie. Il en fut ainsi en 1809 quand, pour la première fois, Torrini mit au point sur scène un tour où il sciait une femme en deux, avant que le truc ne soit perfectionné par Selbit et Goldin. Holmes se plaît à reproduire ces schémas de découpe. Dans le sous-sol de sa maison, il désosse les cadavres de ses victimes : il désarticule le corps des femmes et réarticule leurs squelettes pour les vendre à des écoles de médecine, se débarrassant ainsi des preuves de ses crimes tout en gagnant de l'argent. Ces substitutions, mutilations et désarticulations des corps, autrement dit ce "démontage et réassemblage de la "vie elle-même", sont inséparables de la taxidermie et des expositions technophiles d'une violence antinaturelle et antiféminine[4]". Loin d'être exquis, ces cadavres perpétuent la violence archaïque faite à la femme et à son corps dans l'Amérique de l'industrialisation, qui, bien qu'elle aspire au progrès, relègue le féminin à la banalité de la violence. Comme l'a souligné Mark Seltzer, la culture de masse américaine s'est passionnée pour des mises en scène associant le macabre au technologique ; une "fascination pour les scènes de spectacle de violence corporelle […] inséparables de la conjonction antre la violence et le sexe, le spectacle et la représentation : il ne s'agit pas tant du spectacle du sexe et de la violence exposée au public que de la violence sexuelle inséparable de sa duplication mécanique et de sa reproduction[5]".

Alexandra Midal, La manufacture du meurtre, Vie et œuvre de H. H. Holmes, premier serial killer américain, Paris, Zones La découverte, 2018, p. 17-18.

[1] Se référer à l'analyse de Mark Seltzer, Serial Killers. Death and Life in Amerika's Wound Culture, New York/Londres, Routledge, 1998, p. 217.
[2] Voir Arthur J. Pulos, American Design Ethic. A History of Industrial Design ton 1940, Cambridge, MIT Press, 1983, p. 181.
[3] Les femmes sont considérées comme étant organiquement dextres. Voir Bruce Bliven, The Wonderful Writing Machine, New York, Ramdon House, 1954. Voir aussi Juliette C. Krstenssen, Writing Acts. The Rise of Mechanized Wrting and the Body of Modernity, 1711-1905, thèse de doctorat, Kingston University Library, 2012.
[4] Mark Seltzer, Serial Killer, op. cit., p. 216.
[5] Ibid., p. 212.