C'est "en bas" au contraire (down), à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville. Formes élémentaire de cette expérience, ils sont des marcheurs, Wandersmänner, dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d'un "texte" urbain qu'ils écrivent sans pouvoir le lire. Ces praticiens jouent des espaces qui ne se voient pas ; ils en ont une connaissance aussi aveugle que dans le corps à corps amoureux. Les chemins qui se répondent dans cet entrelacement, poésies insues dont chaque corps est élément signé par beaucoup d'autres, échappent à la lisibilité. Tout se passe comme si un aveuglement caractérisait les pratiques organisatrices de la ville habitée[1]. Les réseaux de ces écritures avançantes et croisées composent une histoire multiple, sans auteur ni spectateur, formée en fragments de trajectoires et en altérations d'espaces : par rapport aux représentations, elle reste quotidiennement, indéfiniment, autre.
Échappant aux totalisations imaginaires de l'œil, il y a une étrangeté du quotidien qui ne fait pas surface, ou dont la surface est seulement une limite avancée, un bord qui se découpe sur le visible.

Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, Folio essais Gallimard, 1990, p. 141-142.

[1] Déjà Descartes, dans ses Regulae, faisait de l'aveugle le garant de la connaissance des choses et des lieux contre illusions et tromperies de la vue.