L'interdépendance est difficile à accepter, car celle-ci ne signifie pas seulement que nous dépendons des autres pour nos besoins élémentaires, ce qui est déjà beaucoup, mais que nous dépendons des autres dans tous les domaines de l'existence, y compris ceux qui sont considérés les plus singularisés. Comme notre génie personnel, par exemple. Car dans une société fondée sur l'idéel de l'autonomie, règne aussi l'idée que nous sommes les auteurs de nous-mêmes, les propriétaires de nos idées et de nos œuvres, les artisans de notre immortalité. La perspective du care engage à formuler quelques doutes sur l'individualisation de nos performances. Sur quel soutien, apporté par qui, repose la capacité de faire œuvre ? D'où provient cette disponibilité intellectuelle sinon en grande partie du "travail de ceux qui fournissent la logistique de l'existence corporelle du philosophe […], ceux dont le travail permet à un autre de supprimer toute attention à la localisation corporelle de la conscience [1]". Qui range les chaussettes du grand : savant, entrepreneur etc. ? Qui l'écoute ? l'aide à déplier ses idées ? Qui panse les plaies de son orgueil déchiré en cas d'échec ? L'éthique du care demande de descendre de son ego érigé en piédestal. La peur de la "chute" est peut-être l'un des freins les plus puissants à la progression de la perspective du care dans le milieu académique. Beaucoup de chercheurs ont du mal à penser qu'il vaille la peine "d'accorder une attention aux détails", mais quand, de plus, il apparaît que cette "attention" peut prendre la forme de la question "qui range tes chaussettes ?", certains préfèreront ironiser sur "les féministes" ou se tenir à distance. Les formes d'organisation domestiques sont pour beaucoup dans la disponibilité dont dispose chacun d'entre nous pour se consacrer à son "œuvre" (au détriment de qui ?). En outre, la reconnaissance de ce que l'on doit au care des autres implique une modestie qui n'est pas l'arme la meilleure pour faire autorité dans le monde tel qu'il est.

Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Introduction in Qu'est ce que le care ?, Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Paris, Petite bibliothèque Payot, 2009, p. 25-26.

[1] Dorothy E. Smith, The Everyday World as Problematic. A Feminist Sociology, Boston, Northwestern University Press, 1987, p. 783.