Adamsberg se fit discret en entrant à nouveau dans Ordebec à 2 heures de l'après-midi, une heure favorable où les rues étaient vides un dimanche. Il prit la route forestière pour gagner la maison de Léo, ouvrit la porte de la chambre qu'il considérait comme la sienne. S'enfoncer dans le creux du matelas de laine lui parut une priorité évidente. Il déposa le docile Hellebaud sur l'appui de la fenêtre et se lova sur le lit. Sans s'endormir, écoutant le roucoulement du pigeon qui paraissait satisfait de retrouver son emplacement. Laissant s'emmêler toutes ses pensées sans plus tenter d'en faire le tri. Il avait vu récemment une photographie qui l'avait frappé, lui offrant une claire illustration de l'idée qu'il se faisait de son cerveau. C'était le contenu des filets de pêche déversés sur le pont d'un gros bateau, formant une masse plus haute que les marins, hétéroclite et défiant l'identification, mêlant inextricablement l'argent des poissons, le brun des algues, le gris des crustacés — de mer et non de terre comme ce foutu cloporte —, le bleu des homards, le blanc des coquilles, sans qu'on puisse distinguer les limites des différents éléments. C'est avec cela toujours qu'il se battait, avec un conglomérat confus, ondoyant et protéiforme, toujours prêts à s'altérer ou s'effondrer, voire repartir en mer. Les marins triaient la masse en rejetant à l'eau les bestioles trop petites, les bouchons d'algues, les matières impropres, conservant les formes utiles et connues. Adamsberg, lui semblait-il, opérait à l'inverse, rejetant les éléments sensés et scrutant ensuite les fragments ineptes de son amas personnel.
Fred Vargas, L'armée furieuse, Paris, Viviane Hamy, 2011, p. 384.