Selon le droit romain, les choses qui, d'une manière ou d'une autre, appartiennent aux dieux étaient sacrées ou religieuses. Comme telles, elles se voyaient soustraites au libre usage et au commerce des hommes et on ne pouvait ni les vendre, ni les prêter sur gage, ni les céder en usufruit ou les mettre en servitude. Il était sacrilège de violer ou de transgresser cette indisponibilité spéciale qui les réservait aux dieux du ciel (on les appelait "sacrées") ou à ceux des enfers (on les disait alors simplement "religieuses"). Tandis que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage des hommes. Ainsi le grand juriste Trebatius peut-il écrire : "au sens propre est profane ce qui, de sacré ou religieux qu'il était, se trouve restitué à l'usage et à la propriété des hommes".
On peut définir la religion dans cette perspective comme ce qui soustrait les choses, les lieux, les animaux ou les personnes à l'usage commun pour les transférer au sein d'une sphère séparée. Non seulement il n'est pas de religion sans séparation, mais toute séparation contient ou conserve par-devers soit un noyau authentiquement religieux. Le dispositif qui met en œuvre et qui règle la séparation est le sacrifice : ce dernier marque, dans chaque cas, le passage du profane au sacré, de la sphère des hommes à la sphère des dieux, à travers une série de rituels minutieux qui varient en fonction de la diversité des cultures et dont Hubert et Mauss ont fait l'inventaire. La césure qui sépare les deux sphères est essentielle, comme est essentiel le seuil que la victime doit passer dans un sens ou dans l'autre. Ce qui a été séparé par le rite peut-être restitué par le rite à la sphère profane. La profanation est le contre-dispositif qui restitue à l'usage commun ce que le sacrifice avait séparé et divisé.
Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ? [2006], trad. Martin Rueff, Rivages poche Petite Bibliothèque, 2007, p. 38-40