"Les livres de Morelli, écrit Wind, ont un aspect plutôt insolite si on les compare à ceux des autres historiens de l'art. Ils sont pleins d'illustrations de doigts et d'oreilles, registres minutieux de ces détails caractéristiques qui trahissent la présence d'un artiste donné, comme un criminel est trahi par ses empreintes digitales… n'importe quel musée d'art étudié par Morelli prend immédiatement l'aspect d'un musée du crime[1]…" Cette comparaison a été brillamment développée par E. Castelnuovo, qui a rapproché la méthode indiciaire de Morelli de celle qui fut, à peu près dans ces mêmes années, attribuée à Sherlock Holmes par son créateur, Arthur Conan Doyle[2]. Le connaisseur d'art est comparable au détective qui découvre l'auteur du délit (du tableau) sur la base d'indices imperceptibles pour la plupart des gens. Les exemples de la sagacité de Sherlock Holmes dans l'interprétation des empreintes dans la boue, des cendres de cigarettes et d'autres indices du même genre sont, on le sait, innombrables. Mais pour se persuader de l'exactitude du rapprochement proposés par Castelnuovo, on peut relire une histoire comme La Boîte en carton (1892), où Sherlock Holmes, littéralement, "morellise". L'affaire commence précisément par deux oreilles coupées envoyées par la poste à une jeune fille innocente.
Carlo Ginzburg, "Traces", in Mythes emblèmes traces, Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, Verdier Poche, 1989, p. 222-223.
[1] Cf. Wind, Art et Anarchy, Londres, Faber, 1963 ; [trad. Française : Art et Anarchie, Paris, 1988], p. 63 de l'éd. Italienne ; [Art et Anarchie, p. 66-67, trad. modifiée].
[2] Cf. E. Castelnuovo, "Attribution", dans Encyclopaedia universalis, vol. II, 1968, p. 782. De façon plus générale, A. Hauser, Philosophie der Kuntsgeschichte (Munich, 1958), cité d'après la trad. italienne La teorie dell'arte : Tendendenze e metodi della critica moderna, Turin, 1969, p. 97, compare la méthode de détective de Freud à celle de Morelli (cf. note 12).