Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. L'hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de non-lieux, c'est-à-dire d'espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui contrairement à la modernité baudelairienne, n'intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci, répertoriés, classés et promus "lieux de mémoire", y occupent une place circonscrite et spécifique. Un monde où l'on naît en clinique et où l'on meurt à l'hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les chaînes d'hôtels et les squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante), où se développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces habités, où l'habitué des grandes surfaces, des distributeurs automatiques et des cartes de crédit renoue avec les gestes du commerce "à la muette", un monde ainsi promis à l'individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l'éphémère, propose à l'anthropologue comme aux autres un objet nouveau dont il convient de mesurer des dimensions inédites avant de se demander de quel regard il est justiciable. Ajoutons qu'il en est évidemment du non-lieu comme du lieu : il n'existe jamais sous une forme pure ; des lieux s'y recomposent ; des relations s'y reconstituent ; les "ruses millénaires" de "l'invention du quotidien" et des "arts de faire", dont Michel de Certeau a proposé des analyses si subtiles, peuvent s'y frayer un chemin et y déployer leurs stratégies. Le lieu et le non-lieu sont plutôt des polarités fuyantes : le premier n'est jamais complètement effacé et le second ne s'accomplit jamais totalement — palimpsestes où se réinscrit sans cesse le jeu brouillé de l'identité et de la relation. Les non-lieux pourtant sont la mesure de l'époque ; mesure quantifiable et que l'on pourrait prendre en additionnant, au prix de quelques conversions entre superficie, volume et distance, les voies aériennes, ferroviaires, autoroutières et les habitacles mobiles dits "moyens de transport" (avions, trains, cars), les aéroports, les gares et les stations spatiales, les grandes chaînes hôtelières, les parcs de loisir, et les grandes surface de la distribution, l'écheveau complexe, enfin, des réseaux câblés ou sans fil qui mobilisent l'espace extra-terrestre aux fins d'une communication si étrange qu'elle ne met souvent en contact l'individu qu'avec une autre image de lui-même.
La distinction entre lieux et non-lieux passe par l'opposition du lieu à l'espace. Or Michel de Certeau a proposé, des notions de lieu et d'espace, une analyse qui constitue ici un préalable obligé. Il n'oppose pas pour sa part les "lieux" et les "espaces" comme les "lieux" aux "non-lieux". L'espace, pour lui, est un "lieu pratiqué", "un croisement de mobiles" : ce sont les marcheurs qui transforment en espace la rue géométriquement définie comme lieu par l'urbanisme.

Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 100-102.