Je comprenais maintenant pourquoi, dans les romans, les fantômes d'ordinaire se plaignent. Les morts continuent leur existence au milieu des vivants. Il leur coûte de changer leurs habitudes, de renoncer au tabac, à leur prestige de violateurs de femmes. Je fus horrifié (mais ne me jouais-je pas la comédie à moi-même?) à l'idée d'être invisible ; horrifié à l'idée que Faustine, si proche, pût se trouver sur une autre planète (le nom de Faustine me rendit mélancolique) ; mais je suis mort, je suis hors d'atteinte (je verrai Faustine, je la verrai s'en aller et mes signaux, mes supplications, mes voies de fait ne l'atteindront pas) ; ces horribles solutions-là sont espérances frustrées.
Le maniement de ces idées me procurait une réelle euphorie. J'accumulai les preuves qui présentaient ma relation avec les intrus, comme une relation entre être vivant sur des plans distincts. Une catastrophe avait pu fondre sur cette île dont les morts qui l'habitent (moi et les animaux) n'avaient pas eu conscience ; les intrus seraient arrivés par la suite.

Adolfo Bioy Casares, L'invention de Morel, trad. Armand Pierhal, Paris, Robert Laffont 10/18, 1973, p. 60.