Car, en dépit des apparences, le musée, historiquement, n'a pas toujours été un lieu d'accueil sans conditions des multiples visages de l'humanité considéré dans son unité. Au contraire, il aura été, depuis l'âge moderne, un puissant dispositif de ségrégation. L'exhibition des humanités assujetties ou humiliées a toujours obéi à quelques règles élémentaires de la blessure et de la violation. Et d'abord, ces humanités n'y ont jamais eu droit au même traitement, statut et à la même dignité que les humanités conquérantes. Elles auront toujours été soumises à d'autres règles de classification et à d'autres logiques de présentation. À cette logique de la séparation, ou du tri, se sera toujours ajoutée celle de l'assignation. La conviction première est que différentes formes d'humanités ayant produit différents objets et différentes formes de cultures, ceux-ci devraient être abrités et exhibés dans des lieux distincts dotés de statuts symboliques différents et inégaux. L'entrée de l'esclave dans un tel musée consacrerait doublement l'esprit d'apartheid qui se trouve à la source de ce culte de la différence, de la hiérarchie et de l'inégalité.
Par ailleurs, l'une des fonctions du musée aura également été la production de statues, de momies et de fétiches — justement objets privés de leur souffle et rendus à l'inertie de la matière. Statufication, momification et fétichisation se situent en droit-fil de la logique de ségrégation évoquée tantôt. Il ne s'agit généralement pas, en l'occurrence, d'offrir paix et repos au signe qu'aura longtemps abrité la forme. L'esprit derrière la forme aura été auparavant chassé, comme dans le cas des crânes récoltés lors des guerres de conquête et de "pacification". Afin d'acquérir son droit de cité dans le musée tel qu'il existe aujourd'hui, l'esclave devrait, à l'instar de tous les objets primitifs qui l'y ont précédé, voir sa force et son énergie primaire évidées.
La menace que cette figure-fumier et cette figure-limon pourraient représenter, ou encore leur potentiel scandaleux, serait domptée, condition préalable de leur exhibition. De ce point de vue, le musée est un espace de neutralisation et de domestication de forces qui, avant leur muséification, étaient vivantes — des flux de puissance. Tel demeure l'essentiel de sa fonction cultuelle notamment dans les sociétés déchristianisées d'Occident. Il est possible que cette fonction (qui est aussi politique et culturelle) soit nécessaire pour la survie même de la société, tout comme l'est la fonction d'oubli dans la mémoire.
Or, justement, il faudrait garder à l'esclave sa puissance de scandale. Cette puissance s'origine, paradoxalement, dans le fait qu'il s'agit d'un scandale que l'on se refuse à reconnaître comme tel. Y compris dans le refus de le reconnaître comme tel, c'est ce scandale qui octroie à cette figure de l'humanité sa puissance insurrectionnelle. C'est pour garder à ce scandale son pouvoir de scandale que cet esclave-là ne devrait pas entrer dans le musée. Ce à quoi invite l'histoire de l'esclavage antique, c'est donc à fonder la nouvelle institution que serait l'antimusée.
L'esclave doit continuer de hanter le musée tel qu'il existe de nos jours de par son absence. Il devrait être partout et nulle part, ses apparitions toujours advenant sur le mode de l'effraction et jamais de l'institution. C'est ainsi que l'on gardera à l'esclave sa dimension spectrale. C'est également ainsi que l'on empêchera que ne soient tirées de l'événement abominable que fut la traite des esclaves des conséquences faciles. Quand à l'antimusée, il n'est en rien une institution, mais la figure d'un lieu autre, celui de l'hospitalité radicale. Lieu de refuge, l'antimusée se conçoit également comme un lieu de repos et d'asile sans conditions pour tous les rebuts de l'humanité et les "damnés de la terre", ceux-là qui témoignent du système sacrificiel qu'aura été l'histoire de notre modernité — histoire que le concept d'archive peine à contenir.
Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 156-158.