Il y avait déjà une semaine qu'on m'avait administré l'extrême-onction et je reconnais que je n'aurais pas dû faire tant de difficultés. Mais j'étais mauvais joueur. Je refusais de me reconnaître vaincu. Je ne m'appartenais pas. Il me fallait tenir ma promesse, revenir à la maison couvert de gloire après cent combats victorieux, écrire Guerre et Paix, devenir ambassadeur de France, bref, permettre au talent de ma mère de se manifester. Par-dessus tout, je refusais de céder à l'informe. Un artiste véritable ne se laisse pas vaincre par son matériau, il cherche à imposer son inspiration à la matière brute, essaye de donner au magma une forme, un sens, une expression. Je refusais de laisser la vie de ma mère finir bêtement au pavillon des contagieux de l'hôpital de Damas. Tout mon besoin d'art et mon goût de la beauté, c'est-à-dire de la justice, m'interdisait d'abandonner mon œuvre vécue avant de l'avoir vue prendre forme, avant d'avoir éclairé le monde autour de moi, ne fût-ce qu'un instant, de quelque fraternelle et émouvante signification. Je n'allais pas signer mon nom au bas de l'acte que les dieux me tendaient, un acte d'insignifiance, d'existence et d'absurdité. Je ne pouvais pas manquer à ce point de talent.

Romain Gary, La promesse de l'aube [1960], Paris, Folio Gallimard, 1980, p. 427.