L'une des raisons majeures de la disjonction présumée de la valeur et du prix tient à leur disproportion, dès lors que le prix d'une œuvre est à ce point élevé que même les chiffres ne veulent plus rien dire[1]. On se délivrera de cette illusion en rapprochant ce qui se produit sur le marché du luxe — que personne, soit dit en passant, ne songerait à considérer comme extra-économique : les bijoux, les vins, etc. Quel rapport y a-t-il entre la valeur attribuée à un pomerol du point de vue de l'amateur, et les prix que ces vins atteignent sur le marché dès lors qu'ils bénéficient du label "grand cru[2]" ? L'écart doit être à peu près le même que celui qui se creuse désormais entre la production d'un artiste reconnu mais vendant peu, et les œuvres qui caracolent sur le marché de l'art à un prix qui n'a plus aucune mesure. Cet écart, qui semble dans les deux cas incompréhensible, ne l'est qu'en apparence, si l'on considère que les secteurs de l'économie sont contrastés, que les prix, s'ils se déterminent selon les lois du marché, c'est-à-dire de l'offre et de la demande, répondent à des investissements et à des perspectives de profit ou de rentabilité qui ne sont évidemment pas égales, et que ces mêmes écarts sont à la mesure des écarts de richesse[3].

Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 215-216.

[1] En 2013-2014, le marché de l'art contemporain a atteint 1,5 milliard d'euros dans les ventes aux enchères publiques. Treize pièces ont dépassé les 10 millions d'euros et le Balloon Dog de Jeff Koons s'est vendu 38 millions d'euros. En 1987, les Tournesols de Van Gogh, l'artiste le plus cher, s'étaient vendu 9 millions de dollars.
[2] Il existe désormais un "droit du luxe" qui, à peu de chose près, est celui des droits qui existent en matière de propriété industrielle. Les problèmes du "faux", c'est-à-dire des contrefaçons, se posent à peu près dans les mêmes termes que pour les œuvres d'art, quoique de façon différenciée, selon qu'on a affaire à des arts autographiques ou allographiques. La contrefaçon est un faux qui s'illustre dans un objet donné, tel ou tel sac, tel ou tel parfum, mais elle porte sur le type et non sur le token.
[3] Le cas du luxe, mais aussi et plus généralement le décrochage de la finance à l'égard de ce que l'on s'est mis à appeler l'économie "réelle" en constituent une composante.