Les gens les plus attachés au passé sont ceux qui sont les moins attentifs à sa présence, aujourd'hui. Le type de Tucson qui possède un téléviseur de style colonial espagnol est celui-là même qui a détruit au bulldozer les maisons de terre de la vieille ville. La vision qu'a le touriste du passé en évalue, au présent, les enjeux et la présence.
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Comprendre et préserver le passé est nécessaire à la vie, mais faire quelque chose aujourd'hui c'est la vie même. Voici une belle citation d'Henry Thomas Buckle concernant l'assimilation du passé au présent ; elle fut écrite dans le passé, en 1961 :
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"Nous sommes si éloignés des associations mentales qui avaient cours lorsque ces poèmes furent conçus qu'ils ne peuvent plus nous éblouir par la véracité ou l'évidence de leur dessein, ce qui serait arrivé si nous avions vécu au temps où ils furent écrits. Leur tournure est étrange, elle appartient à une autre époque. Non seulement leur idiome et leur style, mais leur physionomie même et les sentiments les plus intimes qu'ils traduisent parlent de jours révolus, sur lesquels nous n'avons aucune prise. Les personnes les mieux éduquées peuvent sans doute tirer de la littérature du passé un certain type de culture ornementale par laquelle ils affirment au besoin leur goût, ou élargissent leurs connaissances. Mais la véritable culture de la majorité des gens, celle qui fournit à chaque génération sa vigueur essentielle consiste en ce qui lui a transmis la génération qui l'a immédiatement précédée. Bien que l'on soit le plus souvent inconscients de ce processus, nous bâtissons pratiquement tous nos concepts à partir des bases que reconnaissaient ceux qui sont venus immédiatement avant nous. Le contact le plus étroit ne se fait pas avec nos aïeux mais avec nos pères. Nous leur sommes liés par une affinité authentique qui, par sa spontanéité même, ne nous coûte pas d'effort et à laquelle, à vrai dire, nous ne pouvons échapper. Nous héritons de leurs opinions, et nous les modifions, exactement comme ils le firent de celles de leurs prédécesseurs. À chaque modification successive quelque chose de perd et quelque chose se gagne, jusqu'à ce que, en fin de compte, le modèle original ait presque totalement disparu."
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À l'évidence nous comprenons beaucoup de choses, profondément, de l'art et de l'architecture du passé, mais il est illusoire de penser que nous les comprenons totalement. Il est déjà impossible de tout comprendre des manifestations artistiques et architecturales contemporaines. La pleine signification de ce que l'on voit s'évanouit rapidement. Ce qui éveille la curiosité dans un style ancien peut supplanter, en partie, la pertinence du présent, mais on perd beaucoup de choses. Il est impossible, dans les domaines de l'art et de l'architecture, de réutiliser les formes du passé. Elles sont devenues des symboles — pas même des symboles dont la signification est profonde — elles sont du même ordre que le téléviseur colonial.

Donald Judd, Arts Magazine, mars 1973, in Écrits 1963-1990, trad. Annie Perez, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1991, p 121-122.