Le travail des artistes s'est ouvert à des formes de monumentalité ou à des types de réalisation qui, outre les mains et les outils qu'ils mobilisent — dans l'intégralité de la panoplie des ressources techniquement disponibles —, requièrent des moyens matériels très importants et, le plus souvent, coûteux. À côté de la trivialité des moyens et des matériaux caractéristiques des avant-gardes, la "production" d'une bonne partie des œuvres des artistes qui dominent le marché est le plus souvent sans commune mesure. On a affaire à des processus et des moyens de création caractérisés par une division du travail poussée qui traverse la totalité de la chaîne, de la production à l'exposition, et par des budgets très importants qui les apparentent à ceux du cinéma. Dans une certaine mesure, la situation rappelle celle des ateliers de la Renaissance, à ceci près que le contexte social, économique et politique n'est plus du tout le même. C'est une raison de plus pour considérer que pour encore parler d'"œuvres", il faut élargir le concept à l'ensemble des facteurs mobilisés pour parvenir à ce résultat[1]. Ces conditions, rapidement caractérisées, rendent la situation des arts et leur présence dans l'espace public étroitement solidaires de la situation du marché, des investissements qu'ils impliquent — qu'ils émanent du public ou du privé — et, bien entendu, des attentes en matière de retour sur investissement. L'actualité artistique est aussi celle de l'argent, comme en témoignent les chroniques du journal Le Monde dans son supplément hebdomadaire "L'argent[2]". Seuls s'en étonnent ou s'en étonneront ceux qui ont fait de l'autonomie artistique leur bréviaire ou qui se refusent de considérer les conditions effectives des pratiques artistiques et du statut des arts dans l'espace social. Le curateur et le scénariste d'aujourd'hui, plus que le conservateur d'hier, incarnent les transformations que le champ artistique a connues à la faveur des évolutions qui ont marqué le capitalisme. Le curateur, l'artiste sont des entrepreneurs, et comme des entrepreneurs, il leur faut compter avec les ressources de la finance, ses caprices et ses attentes. La production d'aura en est un élément. Ce dernier ne confère pas aux arts ou aux œuvres une qualité réellement spéciale qui leur assurerait un statut à part, comme ce fut autrefois le cas. Il se marque en fait d'une qualité essentiellement subordonnée à des chiffres : leur cash valu, leur prix sur le marché[3].
Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 207-208.
[1] À titre d'exemple, on peu citer le travail réalisé par Yaël Kreplak : L'œuvre en pratiques. Une approche interactionnelle des pratiques esthétiques et artistiques (thèse de doctorat, ENS Lyon, 2014). L'auteur y étudie les situations et les opérations impliquées dans l'accrochage d'une exposition à la Villa Arson, au titre d'une dimension des œuvres.
[2] Ce supplément inclut assez régulièrement une chronique sur l'art et le marché de l'art, les prix des œuvres, etc. Ces rubriques font partie des informations économiques que les lecteurs sont supposés y trouver.
[3] Il n'y a pas de mesure pour les écarts qui distinguent la valeur à laquelle s'échangent les œuvres d'un artiste peu connu ou moyennement connu et celle qu'atteignent les œuvres de ceux qui battent le haut du pavé.