L'auteur les qualifie de : Cellules, Compartiments, Propositions d'Habitation, Proposition d'objets quotidiens… Ces formes, ces structures, entretiennent manifestement quelque relation avec la sculpture et, pourtant, elles semblent outrepasser largement cette immatriculation. Elles flottent dans un espace-temps indéfini tout en se définissant d'une manière foncièrement autonome : objets-spécifiques, pour reprendre la formulation de Donald Judd, autant qu'espaces de fiction, ces formes ont partie liée avec l'espace architectural, aussi bien qu'avec la structure moléculaire ou l'univers infernal du souterrain. Elles n'ont pas de site approprié, pas de territoire expressément revendiqué, pas de fonction déterminée. "Je suis libre de donner aux choses la fonction que je décide, affirme Absalon. Un fauteuil pourrait être une architecture, un savon ou n'importe quoi d'autre".[1]

(…)

Absalon se méfie au plus haut point de l'Utopie telle qu'elle s'exerce dans l'architecture et la politique. Les utopies architecturales et politiques sont animées par l'espoir insensé d'imposer une meilleure forme, d'ordonner le futur. "J'ai le désir d'un univers complet, remarque Absalon. (…) Mais la différence entre moi et quelqu'un qui voudrait tout changer est que je change pour seulement changer et non pour mieux faire. Contrairement au révolutionnaire, je n'ai besoin d'aucune justification pour rêver ce changement. Je donne une énergie folle pour créer quelque chose de nouveau et non pas de mieux. Le mieux n'est qu'un prétexte et cet optimisme ne m'appartient pas".[2]

(…)

Lorsque Absalon décide de construire ses habitations dans six villes du monde, il ne s'agit pas pour lui de produire une architecture de plus, mais davantage de s'insérer, de s'immiscer comme un nomade, dans le tissu architectural existant. Car la monadologie d'Absalon est aussi une nomadologie. Ses cellules d'habitation procèdent plus de la tente voire de la roulotte que de la maison traditionnelle : elles permettent de changer de lieu sans véritablement changer d'espace, constituant ainsi une variante contemporaine de la maison roulante de Raymond Roussel. L'espace y est structuré en fonction de l'artiste et de lui seul. Tout dans ces cellules est construit au plus près du corps, le corps de l'habitat faisant en quelque sorte corps avec le corps de l'artiste. Tout ici est réduit à son minimum : minimum d'espace, minimum d'objets, minimum de vie…

Ces "machines à habiter" sont autant d'agencements prophylactiques destinés à s'abriter des contraintes extérieures. La conquête de cette liberté passe cependant par la programmation systématique de toute une série de contraintes volontaires. "Je tente de créer un système infaillible, ce qui d'une certaine façon est une prison totale."[3]

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Cet abri, cette protection, n'est cependant pas une refuge égoïste. Si Absalon se ferme au bruit et à la fureur du monde, c'est essentiellement pour ne pas leur donner prise, en aucune manière pour les fuir. Ses espaces ne relèvent pas du fantasme ou de l'esthétisme, ils renvoient à un véritable programme, à une stricte discipline de vie. Son refus d'attacher une quelconque valeur aux objets (ils peuvent tous être contenus dans une valise), son utilisation minimale de l'espace, sa décision d'habiter seul ses cellules, sont des actes foncièrement subversifs, car ils vont à rebours des conduites dominantes. En ce sens l'expérience de l'artiste est de part en part politique, si l'on conserve à ce mot sa résonnance première. Tel en effet le paradoxe qui parcourt ce type d'aventure extrême : "être d'autant plus sociale et collective qu'elle est solitaire, célibataire, et que, traçant la ligne de fuite, elle vaut nécessairement à elle seule pour une communauté dont les conditions ne sont pas actuellement données".[4]

Dans un temps blasé qui revient de tout et sur tout, l'aventure monadologique d'Absalon est une forme d'oasis esthétique et idéologique. S'inscrivant délibérément dans la grande tradition moderne de Mondrian et du Bauhaus, elle n'en épouse pas pour autant les prétentions absolutistes et messianiques. Par ce qu'elle a su tirer les leçons du modernisme, tout en ne se laissant pas aller à l'atmosphère faisandée et mélancolique de notre époque, cette expérience s'impose comme un regard incisif et cruel sur les limites de nos reférences.

Bernard Marcadé, "La monadologie d'Absalon", in Absalon, Paris, édition de l'Association Française d'Action Artistique — Ministère des Affaires Étrangères, 1992.

[1] Absalon, C.R.E.D.A.C — Centre d'Art Contemporain, 1990.
[2] Absalon, Ibid.
[3] Ibid.
[4] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, Minuit, Paris, 1975, p. 130.