Regardons le célèbre Torse d'Adèle de l'année 1882. Le corps n'est pas dressé comme le sont d'ordinaire les statues : il est couché comme un corps réel sur une véritable couverture de velours. Il n'y a ni socle, ni assises. Rien n'a été fait pour essayer de rattacher architecturalement ce corps au monde, au lieu auquel il appartient : car en réalité, il n'est de nulle part.
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Mais essayons néanmoins d'imaginer un lieu social qui pourrait convenir à ce corps d'Adèle. Une église ? Un bâtiment officiel ? Une maison bourgeoise ? Une place publique ? Impossible. Un jardin ? À peine. La nature ? Peut-être.
Voici que surgit la théorie de Rodin. Puisqu'il n'existe pas de lieu social où placer ses sculptures, il a fait semblant de croire ou peut-être a vraiment cru les avoir créées pour la nature. Il souhaitait, par exemple, que ses célèbres Bourgeois de Calais fussent érigés sur la pelouse d'un square de Calais, sans socle, à même le sol. Il voulait que les gamins de Calais puissent jouer et courir autour de ses personnages comme s'il s'agissait d'arbres. La municipalité "philistine" ayant refusé ce projet révolutionnaire, Rodin insista pour que le groupe soit placé sur un rocher abrupt, face au ciel et à la mer, dans un espace vide, puisqu'il ne disposait d'aucun endroit pour l'abriter. Nouveau refus… (…)
Ce simple exemple est significatif. Rodin a toujours dû laisses ses œuvres "en dehors du monde", dans son propre jardin, dans le musée lui appartenant.
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Rilke avait déjà non seulement vu mais aussi démontré ce dénuement, cette absence d'abri des sculptures de Rodin même si c'est avec des accents qui laissaient entendre que le fait de n'être d'aucun lieu était une qualité supraterrestre plus qu'une anomalie sociale.

Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 20-22.