Aller sur un chemin de forêt en contemplant la forêt, c'est lui accorder un type d'attention bien déterminé — un type d'attention où la forêt est reconnue comme une chose qui mérite d'être regardée en tant que telle et indépendamment de moi. Ce type d'attention, appelons-le "observation". Il présuppose que j'adopte à l'égard de la forêt une position qui lui fait face ; en un mot, celle du sujet observateur. Dans cette position, je transforme la forêt en mon objet, c'est-à-dire en une chose qui m'appartient ou du moins peut m'appartenir, et non une chose à laquelle j'appartiens. Pareil regard objectivant sur la forêt est non-naturel ; il est humain, au sens où l'homme se détache alors de la nature pour s'y opposer. On entend souvent dire que cette position vis-à-vis de la nature caractérise l'homme moderne — et de fait, seule la persévérance résolue dans cette position rend possibles les sciences de la nature. Et pourtant, cette attitude ne peut caractériser le seul homme moderne ; elle doit bien plutôt être universellement humaine, car elle est précisément ce que signifie l'expression "extranéité" ("Verfremdung"). Le regard de l'observateur est le regard devenu étranger (verfremdet), parce que toute observation se fonde sur un sentiment d'étrangeté vis-à-vis de ce qui est observé. On n'observe jamais que ce que l'on ressent comme autre ; et lorsqu'on s'observe, on se ressent soi-même comme autre. L'observateur peut croire s'être complètement effacé et n'être qu'un lieu sur lequel s'imprime ce qui est observé ; c'est réellement ce que croyaient, par exemple, les empiristes anglais. Mais cette croyance repose sur une erreur. Être sujet ne peut vouloir dire s'être effacé, parce que devenir sujet veut dire prendre le dessus sur l'objet. Et c'est là un geste qui vise à s'approprier l'objet. C'est donc tout le contraire qui est vrai : loin de s'effacer devant l'objet, le sujet est une lame de fond qui s'efforce de le submerger et de se l'incorporer. Telle est en effet la manière dont le sujet s'efforce de surmonter son extranéité : prendre en lui tous les objets. Certes, au cours de l'observation elle-même, ce but peut être totalement extérieur à l'horizon de la situation, et on peut dès lors penser que l'observation n'a pas de but, qu'elle est "pure". Mais en réalité, toute observation poursuit le but qui lui est fixé par sa propre structure : celui de placer ce qui est observé sous la domination de l'observateur. Ainsi la forêt est étrangère à celui qui arpente un chemin en la contemplant et celui-ci s'efforce d'affirmer sa domination sur elle pour se l'approprier. Bien entendu, la question est de savoir quel sens il y a à posséder la forêt. Manifestement, celui de pouvoir la mépriser afin de marcher sur un chemin de forêt en étant plongé dans ses pensées.
Aller sur un chemin de forêt en prenant plaisir à la forêt, c'est lui accorder un type d'attention qui constitue en un sens le pendant, le symétrique même du type qui vient d'être évoqué. Si, dans l'observation, on s'efforce de s'ouvrir à la forêt pour se l'incorporer, dans le plaisir on s'efforce de s'ouvrir à elle pour être incorporé par elle. Cette remarque suffit à montrer qu'avec ces deux allures sur le chemin de la forêt, on se retrouve exactement dans la même structure — dans la situation d'extranéité, où l'on est le sujet d'un objet. La seule différence entre elles est que dans le plaisir, on met à l'épreuve une autre méthode pour surmonter son extranéité. On en tente pas d'élever la forêt jusqu'à soi afin de supprimer la tension dialectique entre soi et la forêt ; on tente de se réimmerger dans la forêt afin d'annuler cette tension. Du point de vue de la première méthode, la seconde apparaît comme réactionnaire, tandis que du point de vue de la seconde la première apparaît comme extranéité radicale. Mais d'un point de vue réflexif, qui appréhende simultanément ces deux méthodes, elles apparaissent comme complémentaires et également problématiques. Il est vrai que la méthode du plaisir semble effacer le sujet plus encore que la méthode d'observation ; et ce dernier peut alors avoir l'impression de se donner à la forêt dans un sacrifice de soi. Et c'est bien ce que les romantiques et les mystiques ont coutume d'affirmer. Mais ce don de soi est aussi illusoire que l'était l'effacement de soi dans le cas de l'observation empirique. En effet, même si en prenant plaisir à la forêt on est placé dans une atmosphère où l'on se sent faire un avec la forêt ainsi qu'avec ses innombrables aspects, vivants comme non vivants, au point de sentir qu'on a trouvé un sol commun avec ces aspects et qu'on devient soi-même un aspect de la forêt — même si donc, on en arrive à une atmosphère de ce genre, il reste, précisément, que cette atmosphère émane d'un soi. On ne s'immerge pas dans la forêt en se dissolvant en elle, mais en la dissolvant dans mon propre état d'âme. Aller de la sorte dans la forêt est non naturel, c'est-à-dire typiquement humain. En réalité, la différence entre contempler et prendre du plaisir correspond à la différence entre la gnoséologie et l'esthétique. La première méthode s'efforce de lier le sujet et l'objet l'un à l'autre dans la connaissance, la seconde s'efforce de le faire dans le vécu et c'est donc des les deux cas sous le signe du sujet.
Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 80-82.