Car l'essentiel, c'est que cette réponse provoque une transformation révolutionnaire dans le regard que le contemplateur porte sur la forêt. Désormais, il ne peut plus voir celle-ci comme un objet qu'il s'agit de reconnaître ; il doit la voir comme un objet qui doit être utilisé et mis en valeur — en un mot, travaillé — pour pouvoir être reconnu. Il ne la voit donc plus comme une structure dont les parties fonctionnent les unes par rapport aux autres, mais comme une structure de bâtons possibles qui ne deviennent réels qu'à partir du moment où ils sont utilisés. La réalisation n'est donc pas une connaissance mais un travail ; et marcher contemplativement dans la forêt n'est pas vaincre l'extranéité mais y retomber. Oui, la marche contemplative dans la forêt telle qu'on l'entendait à l'origine est absolument impossible. Car pareille marche ne peut exister sans bâton. En d'autres termes, le renversement de l'observation de la forêt en une quête de bâtons est brutal du fait qu'il bouleverse toute la conception de la vie du marcheur et qu'il retourne la forêt où l'on marche en son contraire.
Celui qui va sur un chemin de forêt en étant plongé dans ses pensées, c'est-à-dire le regard tourné vers l'intérieur, méprise la forêt tandis qu'il marche. La marche dans la forêt est la méthode qu'il a choisie pour se plonger dans ses pensées ; et une fois que cette méthode a atteint son but, il peut la mépriser. Pour lui désormais, la forêt n'existe plus, et il se retrouve dans une toute autre contrée. Il a vaincu le conditionnement originel que la nature lui imposait, et il s'est retrouvé lui-même.
Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 93-94.